A l’âge de 70 ans, le Morgien d’adoption est sur le point de lever le pied après une carrière professionnelle dédiée à la gastronomie et à la formation de la relève.
De son balcon à Morges (VD), Bernard Vernet voit le lac, les Alpes et le toit de l’hôtel du Lac, cet établissement promis à la destruction mais qui fait de la résistance à un jet de pierre du Léman. C’est là où il a vécu quelques-unes de ses plus belles années en qualité de chef poissonnier, à une époque – de 1977 à 1987 – où tout le gratin se pressait dans l’élégante salle de ce restaurant qui transformait plus de 110 kg de poisson brut par semaine. «Le comédien David Niven y avait ses habitudes, tout comme d’autres stars et des cyclistes très connus. Et les Morgiens s’y pressaient également, à commencer par Madame Oulevay qui demandait toujours si Monsieur Bernard était là avant de commander une assiette de poisson», se rappelle Bernard Vernet.
Ces souvenirs éveillent en lui davantage de joie que de nostalgie. «Il y a de l’émotion, bien sûr, mais il faut savoir passer à autre chose», assure-t-il. Son épouse Marie-Claude nuance certes ses propos, car il est vrai qu’on ne ferme pas aussi facilement un chapitre professionnel d’un demi-siècle ou plus, mais Bernard Vernet n’est pas du genre à refouler ses sentiments. La preuve, il répète à plusieurs reprises le bonheur qu’il a d’accueillir une fois par semaine sa petite-fille, sur laquelle il veille avec Marie-Claude. Rien d’étonnant à cela quand on sait qu’il a consacré beaucoup de son temps et de son énergie à la formation, notamment à partir de 62 ans et de son retrait progressif de la vie professionnelle. Il a officié au sein de Hotel & Gastro Formation, à l’Ecole des Arts et Métiers et chez Afiro, où il dispensait des cours pratiques avant les examens. «J’ai beaucoup aimé cette expérience. Souvent, les jeunes arrivaient avec des parcours cabossés et les débuts en cuisine n’étaient pas aisés, mais, plus d’une fois, j’ai assisté à de belles transformations», explique ce membre de la Société suisse des cuisiniers.
Bernard Vernet, membre de la société suisse des cuisiniers
Par ailleurs, Bernard Vernet a été expert jusqu’en juin dernier pour les procédures de qualification – «l’occasion de rester dans le bain et de croiser la bande de copains». A l’entendre, il avait prévu de s’arrêter il y a quelques années déjà, mais la pandémie de coronavirus a changé ses plans. «Je ne tenais pas à raccrocher dans ces circonstances pour le moins étranges, j’aurais trouvé ça extrêmement frustrant».
Maintenant qu’il a prévu de lever le pied pour de bon, dans quel état d’esprit se trouve-t-il? Tout va bien, dit-il avec le même regard rieur. On le croit sur parole: sa vie est déjà remplie de nombreuses activités, parmi lesquelles figurent le vélo (la veille de l’entretien il est allé jusqu’à Bière et retour, soit près de 75 km), la lecture (dans sa bibliothèque, de nombreuses biographies et beaucoup de romans historiques) et le dessin. C’est d’ailleurs avec des yeux admiratifs qu’on le voit sortir la boîte Luminance 6901 de Caran d’Ache avec laquelle il colore des mandalas d’une main sûre et avec beaucoup de goût. «La philatélie fait aussi partie de mes passions, et ce depuis l’âge de 10 ans. Grâce aux timbres, j’ai découvert les grands hommes et les grandes femmes des siècles passés, les monuments de France et du monde entier, les paysages que j’ai arpentés ou ceux que je ne verrai au contraire jamais. C’est une manière originale de nourrir sa sensibilité.»
La sensibilité, il n’en manque pas. Même lorsqu’il s’agit d’évoquer ses jeunes années, quand il était contraint, sur l’île Madame où il a passé toute sa jeunesse, de laver les fourneaux à peine éteints de son père ostréiculteur qui ne le pensait pas assez fort pour pêcher avec lui. Le choix du métier de cuisinier? Il est lié aux coups de main qu’il donnait à sa mère pour nourrir ses jeunes frère et sœur. Puis c’est l’apprentissage à Saintes, dans l’établissement en face de celui où s’est formé quelques années plus tard le regretté Benoît Violier.
Après un passage dans les Landes, près d’Eugénie-les-Bains, il quitte la France pour Villars-sur-Ollon, en Suisse. Les débuts sont difficiles – «autre pays, autres mœurs» – mais il s’accroche. C’est là qu’il rencontre Marie-Claude, qui part en Angleterre quand lui repart à Nantes. Puis le couple s’installe à Genève, où lui est commis à l’Hôtel de la Paix. La suite, c’est Morges et d’autres rencontres, toutes placées sous le signe d’une passion pour la gastronomie qui n’est pas prête de s’émousser chez celui qui cuisine tous les jours.
(Patrick Claudet)