Le chef français installé à Londres est un des rares étoilés Michelin à avoir opté pour un menu et un mode de vie 100 % végétaux. De passage à Genève, il raconte sa conversion.
Alexis Gauthier, vous êtes un des rares chefs étoilés véganes: quel est votre parcours?
Alexis Gauthier: Je viens d’Avignon et à l’origine je voulais être hôtelier, pas cuisinier. On m’a dit, si tu veux bien faire ce métier, commence par la cuisine. Et je suis entré dans les cuisines du Negresco, alors le plus bel hôtel du sud de la France. Ensuite, je suis allé chez Alain Ducasse à Monaco: j’y ai tout appris, les fondements de la gastronomie depuis Escoffier, les fonds d’agneau, de veau, les jus réduits, les farces au foie gras. Il faut dire aussi qu’Alain Ducasse a été un des pionniers de la réflexion sur le végétal, un des premiers à introduire un menu dégustation à base de légumes, bien avant son concept de naturalité. Ce devait être en 88, et moi je suis arrivé à Monaco en 1993. Il avait trois étoiles Michelin et il fallait oser, avec un menu qui devait coûter dans les 1000 francs à l’époque. Et il ne faisait pas sa com là-dessus à cette époque, mais il était à un endroit stratégique, au carrefour entre Ligurie, Provence et Europe du Nord, un lieu de vraie culture du légume.
Et là-dessus?
J’ai travaillé ensuite comme chef privé pour une famille américaine qui avait la chance d’avoir une ferme à San Francisco, où je cueillais mes propres légumes. Et puis je me suis installé à Londres, où j’ai ouvert mon premier restaurant, Roussillon, en 1998, étoilé Michelin en 1999. En 2010, j’ai quitté mes associés d’alors pour ouvrir seul Gauthier Soho, qui a aussi été étoilé tout de suite.
Vous faisiez une cuisine assez classique dans la ligne de Ducasse?
Oui, beaucoup de légumes mais aussi des viandes et du foie gras. Un resto français gastronomique au cœur de Soho qui marchait on ne peut mieux. Nous avons eu de belles années. Et puis un jour, des manifestants ont fait irruption dans mon resto avec des pancartes: «Stop foie gras». En tant que Français, j’étais logiquement la première cible, et ils revenaient chaque semaine.
Comment avez-vous réagi?
Aujourd’hui avec le recul, j’aurais fait pareil. Mais jusque-là je ne m’étais jamais intéressé à la condition animale. J’ai commencé par leur demander de me laisser travailler et puis, à force, j’ai écouté ce qu’ils avaient à dire. Ils m’ont parlé de la manière dont on fait le foie gras, du gavage, de l’animal réduit à être une marchandise.
Cela a été le déclic?
Au fond de moi, je n’avais peut-être pas envie de savoir. Mais cela a été mon premier contact avec la conscience animale. Là-dessus, j’ai commencé à lire, notamment Antispéciste d’Aymeric Caron, et quand j’ai refermé le livre, avec tout ce que je savais désormais, je ne pouvais plus continuer.
Vous êtes alors devenu végane?
Je le suis devenu du jour au lendemain, en 2016, et nous avons arrêté de servir du foie gras. Mais le processus a été lent. Petit à petit, on a retiré de la carte le carré d’agneau, certaines pièces de viande. A la fin, il restait seulement du loup et des St-Jacques, toute la viande avait disparu. Et enfin, Gauthier Soho est devenu entièrement végane à sa réouverture post-covid, en 2021, avec un gros travail d’explication.
La réaction des clients?
Nous avons perdu 80 % de la clientèle construite en vingt ans à Londres. Parmi les anciens habitués, des gens très déçus, dont j’avais organisé le mariage, des fêtes de famille, qui revenaient chaque année et ne comprenaient pas. Certains ont compris, d’autres m’ont dit, c’est un truc mode. Mais nous avons une nouvelle clientèle. Le prix est resté le même. Les clients paient vraiment pour la créativité du chef; ils adorent le classicisme et le luxe français, surtout quand il épouse le futur, par exemple une excellente vichyssoise mariée à une viande issue de pois.
Quel intérêt y a-t-il à imiter les produits traditionnels à base de viande?
Le problème de la planète, c’est qu’il y a plus d’ex-véganes que de nouveaux véganes. Si on enlève totalement la viande de la table, il faut apporter des substituts, des rappels: en ce moment, la recherche autour de la viande cellulaire est absolument incroyable.
Est-ce vraiment une voie d’avenir? Il existe d’autres cultures qui se passent très bien de viande...
Oui, mais nous en sommes très loin. En France notamment, cela va prendre du temps. J’ai eu la chance de goûter le foie gras français issu de cellules créé par la société française Gourmey et il est exceptionnel. On sera obligés de passer par là pour convaincre le plus grand nombre. Et les prix, qui sont encore élevés, vont baisser.
Comment voyez-vous l’avenir de la grande cuisine?
Je me bats pour que la gastronomie française se détache de l’animal: la France a déjà été déclassée par les Nordiques, les Espagnols, toutes les tendances récentes, mais là, elle va tomber aux oubliettes si elle ne s’éveille pas à l’opportunité végane. Il est temps de réécrire la cuisine française pour qu’elle retrouve sa place, en remplaçant ses fumets par des infusions ou jus végétaux, ou le fond de veau par des fonds issus de la terre.
(propros recueillis par Véronique Zbinden)