Premier vin du dernier millésime à sortir de cave, le chasselas non filtré a mis son étiquette à l’envers, à Neuchâtel et à La Chaux-de-Fonds. De plus en plus de producteurs en proposent toute l’année.
Pour renouer avec la tradition de présentation publique, suspendue par le Covid, la directrice de Neuchâtel Vins et Terroir, Mireille Bühler, a mis le paquet, ou plutôt l’emballage, le troisième mercredi de janvier. Elle a écrit non filtré à l’envers (c’est tendance!), a fait passer le collage de l’étiquette «à l’envers» sur la bouteille et fabriquer un présentoir, flacon cul par-dessus col, rendant ce label lisible. Les orateurs du jour parlaient d’un pupitre figurant un verre à l’envers et ont trinqué avec un curieux réceptacle faisant office de verre à pied inversé (et difficile à laver!). Pour l’ancienne cadre de Rolex, ces astuces n’ont rien d’un gadget. Car sa spécificité, le non filtré doit l’afficher: c’est sa grande turbidité, son trouble donc, dû à des lies en suspension, qui ajoute à son charme de premier vin suisse de l’année.
On a peine à croire qu’il ne représente que 10 % du vin blanc neuchâtelois... «Mais ça a tendance à augmenter. Le non filtré amène des jeunes à boire du vin, dans la mouvance des bières artisanales. On étudie la possibilité de le proposer à la tireuse, comme à La Golée, à Auvernier, là où il est né en 1975, en parallèle des bières, dans les bars et restaurants», confie Henry Grosjean. A 32 ans, le jeune «châtelain» d’Auvernier a repris il y a un an la gestion du domaine familial, quinzième génération. Et, avec 15 à 20 000 cols, il propose du non filtré toute l’année, soit 20 % du chasselas du Château d’Auvernier.
Le succès de ce vin blanc primesautier ne se dément pas à Neuchâtel, mais aussi en Suisse alémanique (18 % du marché), tandis que le reste de la Suisse romande demeure en retrait. On connaît les qualités du «paradoxe» neuchâtelois du non filtré: «Le premier sur le marché est aussi celui qui vieillit le mieux», rappelle Henry Grosjean. Grâce à un phénomène bien étudié sur le champagne, qui gagne à être laissé longtemps «sur lattes», pour favoriser «l’autolyse des lies». Celles-ci donnent le trouble du vin, puis se fondent avec le temps dans le vin, qu’elles nourrissent d’arômes qu’une filtration rigoureuse élimine. Pour des raisons d’hygiène, voire d’obsession du «propre en ordre», l’œnologie moderne exige des vins limpides. «Le non filtré est un chasselas vinifié normalement, donc débourbé au préalable, et qui garde ses fines lies parce qu’il ne subit pas de filtration à la mise en bouteille», précise l’œnologue de l’Etat de Neuchâtel, Yves Dothaux. Ambassadeur des vins de Neuchâtel 2023, Alain Gerber, qui écoule la moitié de son chasselas sous cette forme, confirme: cette année, il a même ajouté un peu de lies congelées au préalable, pour augmenter la turbidité. Et pour ses 5000 cols, il ne fait qu’une seule mise. «Pour moi, le non filtré reste ce blanc d’apéritif qu’on propose depuis plus de 40 ans à nos clients: à deux, on doit finir la bouteille!»
Alors, ce non filtré, premier vin nature de Suisse? Pas si vite! Neuchâtel est certes le vignoble le plus bio et biodynamique de Suisse: plus de la moitié de sa surface de 600 hectares (224 ha en blanc, dont 150 ha en chasselas). Sur cette base, quelques caves proposent du non filtré «sans sulfites ajoutés». Le Domaine de Montmollin, à Auvernier, plus vaste en bio de Suisse, distingue son non filtré «classique» de son «A poil!» non filtré et sans SO2. Et Martin Porret, à Cortaillod, a incorporé 10 % de chasselas macéré avec ses peaux dans le non filtré. De quoi varier goûts et plaisirs!
(Pierre Thomas)