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Pierre Gagnaire «le pouvoir de séduction de la cuisine m’a très vite intrigué»

A la tête d’une quinzaine d’établissements qu’il gère en parallèle de sa table historique rue Balzac à Paris, Pierre Gagnaire évoque les grandes étapes de son parcours professionnel.

Pierre Gagnaire collabore depuis une dizaine d’années avec la chaîne hôtelière Mandarin Oriental, notamment à Las Vegas et Hong-Kong où il exploite le restaurant Pierre.

HGH: Pierre Gagnaire, vous avez évoqué à de nombreuses reprises la réticence avec laquelle vous avez entamé votre formation de cuisinier. De quelle manière le plaisir s’est-il insinué progressivement dans votre travail?
Pierre Gagnaire: Je me suis rapidement aperçu que ma cuisine avait un pouvoir sur les gens. Quelque chose se passait et le phénomène m’a intrigué. C’était comme si mes plats avaient la capacité de séduire mes hôtes. Le rapport à la nourriture est très intime. On le voit d’une part quand les clients sont mécontents et qu’ils expriment une frustration de l’ordre de l’amour trahi, et, d’autre part, lorsqu’ils sont comblés et se mettent à pleurer, ce qui arrive parfois. Cette proximité émotionnelle a rempli beaucoup de failles en moi, elle a remplacé toutes ces choses dont j’avais été privé dans mon enfance, à commencer par la reconnaissance.

Quel genre d’enfant étiez-vous justement?

Je n’étais pas un bon élève à l’école et mes parents ne s’occupaient pas beaucoup de moi. J’avais toujours l’impression de déranger, je restais silencieux car j’avais du mal à m’exprimer, je transpirais dès qu’on commençait à me regarder. Bref, je n’étais pas sûr de moi. La cuisine a donné un sens à ma vie, elle m’a aidé à me construire.

Quand le déclic est-il survenu?
Il est venu relativement tôt, sans doute durant ma formation, mais je me suis véritablement rendu compte de l’importance du cuisinier dans la société quand j’étais dans la marine nationale. Lorsque venait l’heure du repas, tout le monde ne pensait plus qu’à ça sur le navire.

A l’issue de votre formation, vous êtes retourné dans la région de Saint-Etienne où vous aviez grandi pour rejoindre le restaurant familial. Comment s’est passé ce retour?
En 1977, j’ai effectivement repris le restaurant de mon père, auprès duquel je n’ai jamais travaillé, mais qui a été malgré tout surpris que j’arrive avec mes propres idées. Pendant quatre ans, j’ai fait du mieux que je pouvais pour transformer la maison, mais j’ai ressenti en 1981 le désir de voler de mes propres ailes. C’est à cette date que j’ai ouvert mon premier établissement, à Saint-Etienne, où d’emblée beaucoup de Suisses sont venus manger.

En 1983, vous décrochez pour la première fois 3 étoiles au Guide Michelin. Était-ce l’objectif que vous vous étiez fixé?
Je ne me suis jamais posé la question en ces termes. Ma priorité était surtout de cuisiner comme je l’entendais, et de ne pas lâcher ce qui était le cœur de ma vie. Il faut dire que je pratiquais une cuisine iconoclaste, très clivante comme on dit aujourd’hui. Certains se sentaient agressés et étaient énervés par le trop-plein d’amour que je leur offrais par le biais de mes plats.

Avez-vous alors consciemment cherché à épurer votre cuisine?
Je ne l’ai pas fait volontairement, le processus s’est fait naturellement, avec le temps. Mais jamais je n’ai cherché à arrondir les angles. L’instinct et la spontanéité sont deux notions importantes à mes yeux. Certes, une opération comme celle que j’ai lancée avec la chaîne Mandarin Oriental à Genève ne peut pas être totalement improvisée, mais le fait d’être présent sur place permet d’intervenir ponctuellement sur certains points de détail.

Vous dites avoir réalisé assez tôt que vous ne saviez rien des produits. Comment avez-vous comblé ces lacunes?
Il m’a fallu une vingtaine d’années pour maîtriser totalement la matière première, soit une longue période de gestation accompagnée de grosses difficultés financières et d’un stress terrible qui s’est soldée par une faillite en 1995. C’est à ce moment-là que j’ai ouvert mon restaurant à Paris et que j’ai entamé un nouveau chapitre de ma carrière professionnelle.

Avez-vous le sentiment d’avoir tiré les enseignements de ces déboires financiers?

Pas tant que ça, puisque je n’ai fondamentalement pas changé ma manière de fonctionner. Il se trouve juste que ma renaissance parisienne s’est accompagnée d’un succès immédiat et assez conséquent. La qualité de mon travail m’a alors valu la reconnaissance de la clientèle et de nombreux partenaires qui m’ont proposé l’ouverture d’établissements à Londres, Séoul, Dubaï, Berlin ou encore Hong-Kong.

«Enfant, je n’étais pas sûr de moi et c’est la cuisine qui a contribué à donner un sens à ma vie.»

L’année 2003 marque l’ouverture de votre premier établissement à l’étranger, le Sketch à Londres. Était-ce un désir de longue date?
Pas du tout. Tout ce que j’entreprends – et c’est encore le cas aujourd’hui, ce qui n’est pas forcément un avantage – naît des rencontres que je fais. Je ne concrétise pas toutes les opportunités, mais la quinzaine de restaurants que j’exploite à l’heure actuelle sont tous nés de propositions que l’on m’a faites. En réalité, je ne maîtrise pas ma vie (rires). Il y a bien sûr des collaborations qui s’arrêtent, comme à Moscou il y a environ un an et demi, mais les affaires se portent dans l’ensemble plutôt bien.

Comment gérez-vous ces restaurants éparpillés aux quatre coins du monde?

Je m’y rends d’une part régulièrement, et, d’autre part, les chefs qui y officient sont le plus souvent issus de la maison. La relève s’est préparée et mise en place progressivement, ce qui m’a permis de transmettre mon savoir-faire à une génération de jeunes chefs en qui j’ai une entière confiance, et qui garantissent la qualité du travail.

Avez-vous eu parfois le sentiment que le développement avait été trop rapide?

Non, le processus a été bien maîtrisé car il est venu très tard dans mon parcours. Quand le Sketch s’est ouvert, j’avais déjà 53 ans et, par la suite, je me suis à chaque fois évertué à réunir toutes les conditions pour que les collaborations soient pérennes. Certes, on ne sait jamais très bien ce qui peut se passer, mais je suis au bénéfice d’une certaine expérience. Je sais où j’en suis et ce que je veux, je ne suis pas un fou furieux, ma vie est très structurée et entièrement dédiée à ce métier, je n’ai rien à côté qui puisse me distraire.

Quid de votre équilibre personnel?

Pour l’instant, je parviens à le maintenir grâce à ma famille – j’ai deux grands enfants – et mes amis. Je prends aussi très au sérieux la question du repos, dont je grappille des bribes par-ci par-là. J’ai aussi la chance d’avoir une bonne santé mentale et d’être physiquement en forme, et ce même si je travaille beaucoup et tout le temps.

Vous dites être fasciné par la peinture. Avez-vous le temps de vous ressourcer par le biais de la culture?
Je lis, oui, mais je n’ai pas toujours le temps de fréquenter les expositions ou d’aller à des concerts. C’est peut-être un regret, dans le sens où les émotions générées par l’art nourrissent l’être.

Vous arrive-t-il de traduire ces émotions-là sous la forme d’un plat?

Les deux ne sont chez moi pas liés. Certains chefs disent effectivement trouver l’inspiration dans la peinture et la musique, et il est vrai que ces arts contribuent à l’équilibre personnel, mais je n’ai pas pour habitude de les mettre dans une assiette.

Sur votre site, on trouve une chronologie des événements personnels, culturels et historiques qui ont jalonné votre parcours. Parmi les nombreuses références cinématographiques figure «Easy Rider» de Dennis Hopper. Qu’est-ce que cette œuvre sortie en 1969 signifie pour vous?
Ce film traduit tout ce que je n’étais pas à l’époque. A l’inverse du héros, j’étais quelqu’un d’immobile, de soumis, un homme qui n’avait jamais touché à la drogue, consciencieux. Depuis, je n’ai toujours pas consommé de stupéfiants mais je me suis affranchi de tout ce que je considérais comme un carcan dans mon métier.

Vous citez également les Sex Pistols. Vous sentez-vous punk dans l’âme?
Non, je suis plutôt un rocker. Je vis ma vie de façon très ordonnée mais aussi très joyeuse. Je ne m’encombre pas de faux-semblants, je suis le même avec vous que je le suis avec n’importe qui. Je ne joue jamais un rôle ni au grand chef.

Propos recueillis par Patrick Claudet

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