Après que les cent ans du surréalisme ont inspiré une série d’événements gourmands à Lausanne, trois musées de Saint- Gall mettent l’alimentation à l’honneur. Tour d’horizon.
Imaginez. Une feuille blanche circulant autour d’une table. A tour de rôle, chacun des convives y inscrit un ingrédient, puis une méthode de cuisson ou quelques épices, avant de replier le papier; l’un décide de la nature carnée ou végétale du plat, tandis que son voisin choisit la garniture, voire la marinade, la fleur comestible ou encore l’huile aromatique – chacun annotant sa feuille, avant de la replier à l’insu du reste de la tablée. Au final, le repas servi aux participants aura été conçu à la manière des cadavres exquis surréalistes.
Et le résultat, direz-vous? Insolite? Horrifique ou fameux? On se rassurera en apprenant que le concept a été longuement mijoté et peaufiné par le chef du Nabi Bruno Andrade, en lien avec l’expo qui s’est récemment tenue au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne. «Le centenaire du surréalisme offrait un terrain de jeu idéal, note sa gérante Delphine Veillon, l’aspect ludique étant central aux yeux d’André Breton, tout comme la notion d’automatisme dans les stratégies de création. Nous avons eu envie de faire un clin d’œil, de monter un projet en lien avec cette liberté folle, avec Johans Valdivia, l’autre gérant du restaurant Nabi.» Il y faut un fil rouge, une grammaire culinaire, une liste d’ingrédients et de modes de préparation, de quoi écrire ou dessiner, un zeste de folie tempéré par le talent et l’expérience d’une brigade: de tels projets demeurent toutefois assez rares dans les musées suisses – où l’on mange plutôt bien, quoique pas toujours de manière follement originale. «On est souvent plus attentif au cadre, à la déco qu’à la cuisine, admet Delphine Veillon. Nous avions envie de mettre l’accent sur la créativité culinaire.»
Le décor des restos de musées? On l’a dit: souvent idyllique, à l’instar de l’Esquisse, exquise annexe gourmande du Musée lausannois de l’Hermitage. Nichée dans un écrin de verdure des hauts de Lausanne, la maison de maître cossue est dotée d’un pavillon qui s’approvisionne auprès des meilleurs artisans locaux, du Marché Cuendet à Labo Gelateria ou à Mozzafiato pour concocter une cuisine irréprochable de fraîcheur et de saveur. On y fait aussi, de temps en temps, un clin d’œil à l’actualité culturelle. Les visiteurs de l’exposition récente consacrée à Nicolas de Staël ont ainsi pu prolonger le plaisir en dégustant un bortsch russe inspiré par les origines de l’artiste, une salade de jeunes pousses et camembert évoquant la Normandie, voire des plats nommés «Agrigente» ou «Parc des Princes» en écho à certaines toiles emblématiques.
Là où le surréalisme se prête bien à une créativité culinaire décomplexée, on pourrait aussi imaginer des plans déjantés autour de figures de l’Art brut, si éloignées de toute orthodoxie, voire de l’Eat Art cher au Suisse Daniel Spoerri – si inspiré par les aliments qu’il les capturait dans ses tableaux pièges. La plupart de nos grands musées se bornent en général à donner une touche artistique évoquant l’univers d’un maître ou le courant à l’honneur. A Bâle, la Fondation Beyeler convie ainsi à des événements thématiques ponctuels et à des vendredis artistico-gourmands, à l’extérieur lorsque la météo est favorable.
Le cadre postbaroque de la Villa Berower, qui abrite le resto, et le parc somptueux avec ses sculptures de Calder et de Fischli & Weiss proposent une cuisine soignée, à base d’ingrédients ultra locaux. Autre must de la vie culturelle helvétique, le Musée Rietberg sert de même une cuisine maison fraîche et diversifiée, volontiers inspirée par l’expo du moment. Installé dans le jardin d’hiver de la Villa Wesendonck, le café du musée est adorable et concocte à la belle saison, en plus de ses petits plats très végétaux et très axés cuisines du monde, des paniers pique-nique à emmener dans le Rieterpark. Par exemple? Bagel guacamole, nouilles soba de sarrasin edamame, salade quinoa pois chiches et noix de coco.
Le propos est tout autre à Saint-Gall, où trois musées mettent en ce moment l’alimentation à l’honneur, explorant la signification historique et culturelle de la nourriture et de la boisson. La bibliothèque abbatiale invite à remonter le temps pour se plonger dans la ripaille médiévale et sa sacralité. Alors que le musée des textiles joue sur les apparences, entre fake food et représentations kitsch. Et que le musée de la culture se penche sur le cacao, «cet exotisme apprivoisé» et propose un programme juste irrésistible de dégustations et ateliers chocolatés.
Le passé sert souvent de fil conducteur à la découverte gourmande. A l’instar du triple événement de Saint-Gall, plusieurs institutions dédiées à l’Antiquité joignent le geste à la démonstration et le sensuel à l’intellectuel. Ainsi au musée romain de Vindonissa/Windisch (AG) – qui abrita l’unique camp de légionnaires d’Helvétie – le visiteur est convié à prendre un apéro romain avec moretum (fromage frais), epityrum (l’ancêtre de la tapenade) et autre saucisse du légionnaire, histoire de prolonger le voyage.
Allier la découverte visuelle et gustative, prolonger l’émotion esthétique par un moment sensuel de partage et de jeu, c’est le pari complexe et coûteux de rares institutions. A l’inverse, il faut relever que les plus grands chefs eux-mêmes, de Ferran Adrià aux frères Roca ont fait leur entrée dans les musées et grands messes culturels, de la Documenta de Kassel aux Biennales de Venise.
En France, plusieurs musées font appel à des grands noms de la gastronomie pour concevoir une carte, un lieu, un événement. Alain Ducasse sous-traite ainsi la gestion d’une douzaine de lieux culturels prestigieux, de Versailles au Quai Branly: une offre qui s’avère – selon le journal Le Monde «très inégale».
Le restaurant conçu par Sébastien et Michel Bras, deux autres stars de la scène gastronomique, pour restaurer les visiteurs de la Collection Pinault offre au contraire quelques divines surprises. Le projet pharaonique installé dans l’ancienne Bourse de commerce, datant de 1763 et réinventée par l’architecte Tadao Ando, ne laisse rien au hasard. Le concept est né en hommage à la vocation historique du lieu, autour des graines (et des grains de raisins, entre autres), des céréales et des légumes, selon la vision du chef de l’Aubrac auteur du fameux Gargouillou de jeunes légumes… Une œuvre d’art et un voyage en soi.
(Véronique Zbinden)