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Esteban Valle, la flamme et l’art de la découpe

Au Domaine de Châteauvieux, à Satigny (GE), il ­est tout à la fois l’œil et l’oreille, l’artificier et le chorégraphe, ­le confident et l’as des couteaux.

Célébrer ses trente ans de maison et quarante ans de carrière: c’est le prétexte de la série d’événements qui ont été organisés récemment au Domaine de Châteaux en l’honneur d’Esteban Valle, avec le concours de 80 professionnels de la salle, dont Louis Villeneuve, et quinze chefs. Au menu: velouté de courge muscade; homard bleu de Bretagne flambé au whisky, citronnelle et shiso; sole meunière, artichaut barigoule, sauce combawa ponzu; pigeon des Deux-Sèvres cuit en vessie, vinaigrette aux appétit; Epoisses flambé au marc de Bourgogne; sorbet citron vert-vodka préparé à l’azote; mangue flambée au rhum et liqueur de cacao, sorbet au fruit de la passion – le tout accompagné ­de champagne et autres références vineuses, de Chappaz et Novelle à Meursault et aux grands châteaux bordelais.

Enfance bercée par la restauration

Pour rappel, l’Hôte de l’année 2024 de Gault & Millau suisse s’est vu sacré l’an dernier Meilleur directeur de salle par l’Association des Grandes Tables du Monde dans le décor du Musée d’art moderne de Paris. L’univers des restaurants, il y est né et il en connaît la moindre faille, le tempo lent ou endiablé, l’extrême exigence. L’enfance d’Esteban, né à Malaga en 1968, a le goût des palourdes et des coques que ramenait le bateau paternel, des sardines aux oignons crus, des fideos fritos, manière de bouillabaisse aux poissons de roche et aux pâtes. Premier établissement familial, El bar de Los Valles existe encore; six autres ont suivi, dont le dernier, ouvert avec sa maman, fut la Taverna del Pescador. Très commerçante, elle vendait puis rachetait pour créer de nouveaux lieux.

Il se revoit juché sur une caisse pour tirer des cafés sur une vieille machine à pistons, bien trop haute pour lui. «On sortait de l’école et on venait donner un coup de main, laver les verres, nettoyer les coquillages et les anchois, pendant que les copains s’amusaient», se souvient-il. Pas vraiment de quoi donner envie de rester dans le métier. Et pourtant. «Je ne venais pas du monde du luxe et des étoiles et j’ai longtemps pensé que ce n’était pas pour moi. Je craignais le côté guindé, élitiste. Chez nous, en Espagne, on avait l’habitude de courir après les mauvais payeurs et moi qui étais timide, je me faisais violence. A Londres, j’ai découvert pour la première fois un joli service. Habillés en queue de pie et le plat du jour se servait à la découpe, avec beaucoup de pièces entières.»

Maître du service et du geste

Il s’est fait connaître dès 1995, engagé comme commis par le jeune et ambitieux Chevrier. L’œil bleu vif et l’allure élégante, cet homme-là sait tout de vous; il est d’une discrétion touchante, de celle qui recueille les secrets les plus brûlants. Il connaît vos goûts, vos préférences à table et sans doute au-delà, aiguillonné par une énergie redoutable, sa passion pour l’accueil.


«Le savoir du service est un peu oublié, invisibilisé au profit de la cuisine»

Esteban Valle, directeur de salle, Domaine de Châteauvieux


Surtout, il est un des rares à maîtriser l’art de la découpe et du flambage, le beau geste technique - auxquels il a consacré un livre (Flambons, découpons, c’est servi; grandes techniques, petits tours de mains, Slatkine, 2014). «Un savoir un peu oublié, invisibilisé au profit de la cuisine», déplore-t-il. En dehors de son propre cursus classique – auprès des écoles hôtelières de Londres et Malaga, de sa pratique de quarante ans – Esteban a appris ou affiné de nombreuses techniques par lui-même. «On n’enseigne plus à découper une rascasse ou une tête de veau, un lapin entier ou une épaule de cochon et décortiquer un homard coûte trop cher pour que tu l’apprennes dans les écoles.»

Ce passionné qui collectionne les livres anciens et ouvrages culinaires rares est allé jusqu’à Hong Kong s’initier aux subtilités du canard pékinois. On l’invite désormais à Mexico, en Espagne ou en Italie pour faire des démonstrations auprès des professionnels et des écoles hôtelières.

Une vocation nourrie par le temps

On se souvient à ce propos qu’Alain Ducasse avait fait appel à un chorégraphe pour fluidifier les mouvements du service en salle. Il y a là en effet un véritable art du ballet, une forme de grâce et d’attention à l’autre qui permettent de briller dans ce métier. Une chorégraphie? Plutôt un savoir être, selon Valle, une manière de parler. «Un compromis entre technique et simplicité, gentillesse et beauté du geste, une âme. Un style, de la rigueur, mais le côté humain d’abord.» Une façon de poser une simple bouteille d’eau qui peut devenir élégante.

Esteban Valle, directeur de salle au Domaine de Châteauvieux, célèbre en ce début d’année 30 ans de maison et 40 ans de carrière. (Daniele D’angelo)

C’est pour ces raisons qu’il a un coup de foudre pour l’enseigne historique de Philippe Chevrier, qui vient de décrocher son deuxième macaron Michelin en 1995 – dont on n’a toujours pas compris pourquoi les inspecteurs le lui ont retiré trente ans plus tard, alors qu’il est toujours au top – et lui laissera beaucoup de liberté. ­Débarquant du Méridien, à Londres, pour suivre son épouse française à Genève, il y entre comme jeune commis. Chef de rang un an plus tard, il passe successivement maître d’hôtel, puis directeur et associé.

Il ne se voyait pas dans le métier de la restauration? «C’est un peu comme apprendre la guitare: ça commence par faire mal aux mains, puis la vocation vient avec le temps, quand tu commences à connaître les techniques et le tempo. Et puis la clientèle avec qui tu noues des contacts», note-t-il poétiquement.

(Véronique Zbinden)


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chateauvieux.ch/fr