Une passionnante exposition raconte l’alimentation au Moyen Age. De la diététique aux bonnes manières.
«Comptez 100 bœufs de haute graisse, 130 moutons de haute graisse, 120 porcs et ajoutez par jour de banquet 100 porcelets, 60 gros porcs de haute graisse salés, pour larder et préparer des mets en potage, 200 chevreaux, 200 agneaux, 100 veaux, 2000 pièces de volaille et 6000 œufs…» Mais la liste des courses est loin d’être exhaustive: cet inventaire de Maître Chiquart (1420) destiné à l’organisation de festins accueillant royauté, noblesse et grands prélats précise qu’il faut prévoir 40 chevaux prêts à aller quérir chevreuils, lièvres, perdrix […] ainsi que toutes les sauvagines possibles.» Mais encore? «Des dauphins et une grande variété de poissons de mer et d’eau douce, sans oublier 292 kilos d’épices bien précises, du gingembre à la maniguette (ou graine de paradis) et au safran.» Ce flamboyant programme du maître-queux des Ducs de Savoie est une des sources d’inspiration de l’actuelle exposition du Château de Chillon intitulée L’eau à la bouche. Boire et manger au Moyen Age.
«L’idée de départ est venue des banquets médiévaux, déjà présentés dans l’exposition permanente, explique Lise Leyvraz Dorier, responsable de la communication. Nous avons voulu faire le point sur les connaissances actuelles au sujet de l’alimentation médiévale.» A ce tableau, on pourrait d’emblée ajouter deux données: en 1500, les moines de l’abbaye de Westminster disposent de 6000 calories par jour! A l’inverse, le peuple consomme frugal, local, végétal et aussi, forcément, de saison.
Installations, objets précieux, monnaies, vaisselle, couverts s’ajoutent ici à plusieurs manuscrits uniques – De fait de cuisine de Maître Chiquart ou un exemplaire du Viandier de Taillevent - pour esquisser le paysage de l’alimentation médiévale. Que mangeaient et buvaient les trois ordres de cette société – oratores, bellatores et laboratores, autrement dit ceux qui prient, ceux qui guerroient et ceux qui travaillent?
L’exposition décode la hiérarchie sociale, ses règles et ses interdits à travers la nourriture. La vision médiévale emprunte à l’Antiquité sa vision d’une «grande chaîne de l’être», rassemblant toute la création sous l’autorité divine selon un ordre bien précis. Chaque plante, chaque animal y occupe une place en fonction de l’élément auquel il est associé: le feu, l’air, l’eau ou la terre. Partie la plus basse, la terre est à ce titre la plus vile: les plantes les moins nobles sont celles qui possèdent un bulbe ou des racines, tels l’oignon ou la carotte. Les plantes à feuilles et les fruits sont plus valorisés car ils poussent en l’air. La même hiérarchie appliquée aux eaux veut que le dauphin, qui saute hors de l’eau, soit considéré comme le roi des poissons, alors que les coquillages et les mollusques sont peu prisés.
A ces règles implicites se superpose la répartition des ressources: dès le VIIe siècle, les réserves forestières et la chasse sont réservées aux nobles, la pratique du braconnage sévèrement réprimée. Aux manants dès lors de brouter feuilles et racines, céréales et légumes. Pourtant, du fait de l’augmentation de la production, les disettes se font plus rares: à compter du XIIIe siècle, le peuple aspire à manger mieux et à imiter le style de vie des seigneurs, explique en substance le parcours. Le qualitatif va primer sur le quantitatif.
Les épices sont elles aussi un marqueur social évident. Du fait de leur origine lointaine et des récits fantastiques de Marco Polo et d’autres auteurs dès la fin du XIIIe siècle, elles se voient prêter des vertus magiques, voire sacrées. L’un affirme que la cannelle provient du nid du phénix, l’autre que les poivriers sont gardés par des serpents, que l’on ne peut éloigner qu’en y mettant le feu. Ailleurs encore, il est dit que la maniguette à la saveur brûlante serait originaire du paradis terrestre. La consommation d’épices, dès lors, est une question de prestige.
L’esthétique des plats est aussi abordée, notamment l’usage marqué de la couleur à des fins symboliques. Le plaisir de la chère commence par les yeux: «Si un plat est beau, il est bon», souligne Le Ménagier de Paris. L’exposition évoque aussi la diététique médiévale, héritée des physiciens antiques, qui repose sur l’équilibre des quatre humeurs. Intéressant de découvrir ici un véritable best- seller médiéval, le Taccuinum Sanitatis, qui suggère déjà de traiter les maux de dents à l’aide de girofle. Enfin, le banquet donné à l’occasion du mariage de Louis de Savoie, fils du Duc Amédée, en 1434 permet d’aborder les bonnes manières. Deux ou trois principes, avant de passer à table? Les assiettes n’existent pas: la soupe est servie dans des écuelles, les mets solides sur une plaque de bois ou de métal nommée tranchoir ou tailloir, sur laquelle on dispose du pain, destiné à absorber les jus. On porte les aliments à sa bouche à l’aide des trois premiers doigts de la pointe du couteau ou de la cuillère, la fourchette ne se généralisant en Europe que bien plus tard.
A noter aussi les nombreuses activités, conférences et ateliers organisés en marge de l’expo: visites guidées avec dégustation de cervoise, d’hypocras et de verrines à la façon de Maître Chiquart.
(Véronique Zbinden)