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Comment les «food tours» séduisent les milléniaux

Le tourisme œno-gastronomique est en plein boom, mais la Suisse a un train de retard. Son patrimoine culinaire alpin offre pourtant un formidable potentiel, selon une experte.

  • Les spécialités régionales – ici tessinoises – font le bonheur des visiteurs indigènes et étrangers. (images MYSWITZERLAND.COM)
  • A Lugano, un Food and Wine Tour est proposé à la clientèle touristique.

Visite gourmande des cafés historiques de Turin ou tournée des bars à pintxos de San Sebastian, balade guidée dans les recoins secrets de Copenhague ou Malmö à la rencontre des meilleurs artisans des métiers de bouche: telles sont quelques-unes des formules de découverte associant pleinement le goût aux cultures locales, un peu partout dans le monde. La Suisse semble toutefois avoir un bon temps de retard sur d’autres pays. Les food tours existent certes, sous différentes formes, depuis peu: le programme Taste My Swiss City consiste ainsi à sillonner une ville, en faisant halte dans plusieurs restos pour y déguster les spécialités locales, depuis 2019. Lugano, Fribourg ou La Chaux-de-Fonds les proposent toujours, alors que Bienne décline le même concept rebaptisé Nourritour en sept petites étapes.

De nouvelles attentes

D’autres villes misent davantage sur des thématiques particulières: Bâle convie ainsi à des Beer Tours au fil de ses brasseries artisanales, alors que Genève ou Zurich mettent plutôt l’accent sur le chocolat, Sion et Bellinzone sur le vin. Mais encore? Hors des centres urbains, on citera certains musées thématiques (tête de moine, Vacherin Mont d’Or) manifestations ou festivals (Gourmet Festival de Saint- Moritz, Fêtes de la châtaigne ou de la fondue) et manufactures ouvrant leurs portes (Maison Cailler, Lindt Home of Chocolate), voire les food trails, essentiellement présents en Suisse alémanique, qui combinent chasse au trésor et dégustations.

«Avec son patrimoine culinaire alpin, la Suisse a dans ce domaine un potentiel considérable, qui reste largement sous-exploité», estime Toya Bezzola, une des rares expertes suisses du domaine. «L’attente des touristes a changé fondamentalement: si nos grands-parents ou nos parents allaient visiter une région pour ses monuments, ses églises, ses musées, son patrimoine bâti et culturel, les millennials ont une tout autre demande. Il est aujourd’hui question d’expérience: offrir une expérience positive autour de la nourriture crée un lien émotionnel fort au lieu. Mais il faut pour cela une approche holistique – à l’instar de ce qu’ont réalisé les pays nordiques – en associant l’ensemble des entités et partenaires concernés pour bâtir une image forte, cohérente.»

Le modèle nordique

Fascinée par la réussite du modèle nordique, l’émergence et le succès de la cuisine danoise, l’experte en tourisme durable et coprésidente de Slow Food est allée l’étudier sur le terrain, travaillant notamment au Noma, à Copenhague. Le modèle nordique? Il traduit un engagement réel, une volonté politique claire et un investissement important dans la créativité: affirmer une identité nationale, régionale et la rendre visible à travers l’alimentation implique la mise en relation de l’ensemble des acteurs (chefs, entrepreneurs, artisans, producteurs et agriculteurs, cantines, écoles, etc.), leur volonté de collaborer, avec des objectifs de durabilité et d’exemplarité, note en substance Toya Bezzola.

«Avec son patrimoine culinaire alpin, la Suisse a un potentiel considérable»

Toya Bezzola, coprésidente de slow food

S’il est relativement simple d’investir dans des infrastructures, un musée, du bâti, la construction d’une image forte est beaucoup plus complexe, comme l’ont réussi les Danois avec le soutien officiel de leur gouvernement dès 2005, comme l’ont traduit les douze chefs les plus engagés dans un manifeste de la cuisine nordique, en 2004.

Un voyage dans le voyage

L’enquête menée en 2017 par Suisse Tourisme auprès des hôtes suisses et étrangers, soit 21 535 participants originaires de 133 pays, indique que les food tours sont particulièrement appréciés des 18-35 ans, surtout ceux issus d’Amérique, d’Australie et de Nouvelle-Zélande, suivis par les touristes en provenance d’Asie. Les sondés disent vouloir goûter des produits régionaux, être intéressés par la culture alimentaire locale, et y consacrer volontiers plus de trois heures. Parcourir le Niederdorf zurichois à pied ou en touk-touk électrique, en faisant un détour par ses meilleurs artisans chocolatiers ou faire une mini-croisière sur le Léman, attablés autour d’une fondue, crée des liens et provoque des rencontres, laisse parfois des souvenirs inoubliables. Un voyage dans le voyage.

La globalisation a accru l’intérêt pour les identités régionales et nos propres racines culturelles. Et «quelle que soit la finalité du voyage, la nourriture est un vecteur de communication des plus efficace, qui contribue à abattre les barrières culturelles, à mieux comprendre l’autre», relève par ailleurs John Mulcahy, consultant et expert en food tourism.

On appréciera mieux certains produits et spécialités s’ils sont assortis d’un commentaire, une explication, une connivence avec les autochtones et qu’ensuite on les partage en convoquant tous ses sens. L’expérience des food tours se révèle alors plus personnelle, intime, littéralement incarnée, que la seule visite d’un site ou d’un monument.

«Quel que soit le voyage, la nourriture est un vecteur de communication efficace»

John Mulcahy, consultant et expert en food tourism

L’alimentation est désormais considérée comme une partie de ce que nous sommes et de ce qui fait notre position dans la société, un sujet dont les gens parlent, identitaire et digne d’intérêt. Manger est plus que jamais un marqueur social et culturel. Les années soixante ont vu l’avènement du tourisme culinaire à proprement parler, avec la démocratisation de la voiture et les conseils avisés du guide Michelin; la tribu naissante des gastronomades part alors à la découverte des régions. Là-dessus, le tournant des XXe et XXIe siècles est marqué par l’explosion du discours gastronomique, avec l’émergence de critiques en vue tels Ruth Reichl ou Nicholas Lander dans le monde anglo-saxon. L’ère digitale achève de libéraliser l’accès de chaque touriste à l’information, à l’expérience et à la critique: le tourisme œno-gastronomique est dès lors un secteur économique porteur. Et nous sommes à l’aube du phénomène, selon certains observateurs.

Le modèle nordique est-il transposable à notre patrimoine culinaire alpin? A l’heure du réchauffement climatique et de l’absence de perspectives pour les stations de sports d’hiver, «il est urgent d’élaborer de nouvelles stratégies et de cesser de tout miser sur le ski», estime enfin Toya Bezzola.

(Véronique Zbinden)