Depuis la vache folle en 1996, les crises se succèdent sans discontinuer, suscitant défiance à l’égard de notre modèle industriel et craintes de la part des consommateurs.
HGH: Jean-Pierre Poulain, la vaste étude sur les inquiétudes alimentaires* que vous avez dirigée entre 2009 et 2016 indique que ce sentiment serait, de manière générale, en baisse: nous autres, mangeurs, aurions-nous la mémoire courte?
Jean-Pierre Poulain: Non, pas du tout. On observe en effet récemment une légère baisse par rapport au pic de 2013 – qui correspond à la crise des lasagnes – mais une nette augmentation par rapport à 2009-2010. Globalement donc, le seul domaine à l’égard duquel les inquiétudes n’ont jamais faibli est le produit industriel (plat cuisiné, aliment transformé). Pour tous les autres thèmes abordés, on peut tout au plus parler d’accalmie.
Mais reprenons par le commencement. Pourquoi l’idée d’une étude «Inquiétudes alimentaires»: comment avez-vous procédé, comment est-elle financée et à quelles fins?
Le Ministère de l’Agriculture m’a mandaté pour réfléchir à ces questions en 2009, dans le cadre du centre de recherches CERTOP de l’Université de Toulouse et du CNRS. Nous avons procédé à trois collectes de données auprès des consommateurs, en 2009-2010, puis en 2013 et enfin en 2016, cette troisième collecte en partenariat avec l’Observatoire sur les habitudes alimentaires (OCHA) et les représentants des différentes interprofessions (SCC).
Le financement de cette dernière étape a été réalisé avec l’industrie laitière et l’ensemble des filières. Je voulais réfléchir à une méthode permettant d’améliorer l’écoute des «signaux faibles», afin d’anticiper et gérer les crises alimentaires.
Quels sont les domaines suscitant le plus de craintes de la part des consommateurs?
Quel est le profil type de l’inquiet?
Ces crises sont-elles suivies d’effets au niveau des habitudes de consommation: peut-on estimer le nombre de personnes qui deviennent végétariennes, achètent bio, etc.?
Ce serait intéressant d’analyser le décalage entre ce que je dis et ce que je fais, même si ce n’est pas l’objet de l’étude. On me citait le regard très positif sur le bio qui aurait augmenté cette année de 20%. Non, à y regarder de plus près, la production biologique ne représente que 2-3% en France, c’est sa croissance qui est de 20%.
On assiste à la montée en puissance des «mouvements anti». L’alimentation est devenue «un nouveau champ de bataille», dites-vous?
On a de plus en plus le sentiment d’une incommunicabilité entre les différents acteurs et d’un durcissement des rapports de forces. C’est en partie la conséquence de ce cadrage erroné à travers la problématique du risque. Il faut montrer les risques objectifs et cesser d’invalider le consommateur, décrit comme irrationnel. Le consommateur est loin d’être idiot, mais cette grille de lecture tend à l’infantiliser, tout idéalisant les lanceurs d’alerte.
C’est que le risque alimentaire, dites-vous, n’est pas semblable aux autres, du fait de sa dimension symbolique?
L’affaire des lasagnes à la viande de cheval en est la démonstration. On échappe au schéma classique: c’est une crise sans risque sanitaire. Il s’agissait de trahison, de fraude, mais sans effets pour la santé. Pourtant, l’ampleur de la crise témoigne de cette dimension symbolique. Ce qui touche à l’alimentation est bien plus grave que ce qu’on vient de vivre avec VW, par exemple. Notre relation à la voiture a beau être intime, la tricherie de même nature, le ressenti n’est pas le même.
Propos recueillis par Véronique Zbinden
* Etude «Inquiétudes» 2016 (OCHA – Université de Toulouse – CREDOC), sous la direction de Jean-Pierre Poulain
Portrait express
Jean Pierre Poulain est professeur de sociologie à l’Université de Toulouse et titulaire de la chaire «Food Studies» créée conjointement par l’Université de Toulouse et la Taylor’s Université de Kuala Lumpur. Il codirige le laboratoire International Associé CNRS «Food, cultures and Health». Il est l’auteur de «Sociologies de l’alimentation» (PUF, 2017, nouvelle édition augmentée).