Le «plat du pauvre» né à Naples au 18e siècle fait l’objet d’une encyclopédie de référence. Quatre volumes pour explorer l’histoire et les techniques, de Caserte à un labo de Seattle et un tour du monde en mille recettes.
Francisco Migoya, quelques chiffres pour prendre la mesure du travail boulimique que vous avez abattu, vous et Nathan Myhrvold, à la tête de votre équipe de 25 personnes, pour réaliser cette somme consacrée à la pizza?
Nous sommes notre propre éditeur, ce qui est un privilège et signifie que nous n’avons pas de pression en termes de délais: cela nous a pris quatre ans et de multiples voyages. Nous sommes notamment allés trois fois en Italie, Nathan et moi, avec un studio mobile et un photographe, mais aussi en Argentine, au Brésil, à Paris et Tokyo, entre autres. Nous avons confectionné et goûté quelque 12 000 pizzas dans notre labo de Bellevue, près de Seattle, sans compter celles commandées dans les 250 pizzerias visitées au cours de nos voyages.
Vous-arrive-t-il encore de manger de la pizza?
J’avoue que, pendant quelque temps, il ne fallait plus m’en parler; l’odeur même aurait suffi à me faire fuir. Mais il était nécessaire de passer par là pour mener à bien nos recherches. Même quand un produit est délicieux, on s’épuise à en consommer de trop grandes quantités. Depuis la fin du livre, nous sommes revenus à la vie normale, avons repris le sport et perdu nos kilos en trop et là, devinez quoi? On a prévu de faire une pizza pour le déjeuner.
Comment choisir ou circonscrire un style, dont tant de gens revendiquent l’invention?
Nous avons décidé que la garniture ne suffisait pas à définir un style et nous sommes basés sur la pâte, sa recette, sa forme, son mode de cuisson pour définir huit familles principales. Au commencement est la napolitaine, l’originale et la première, qui se distingue par une cuisson très brève à une température très élevée, 60 secondes environ dans des fours ad hoc et une croûte souple. A New York, elle est plus croustillante et plus grande, à Detroit elle est cuite dans des moules d’origine industrielle, recouverte de fromage fondu croustillant.
Là-dessus, elle franchit à nouveau l’Atlantique et se réinvente?
Après des décennies d’industrialisation et de standardisation, on assiste à un mouvement de réappropriation dans les années 1980, en Italie: une volonté de retour aux sources, la création d’associations et de labels pour certifier son origine et sa qualité. Récemment, on a aussi vu apparaître la pizza «gourmet» du côté de Vérone et Milan, avec des ingrédients de haute qualité, voire luxueux, foie gras, truffe ou caviar. Ou encore des variantes al canotto, avec le bord gonflé comme un canot pneumatique.
Quelle est l’origine historique de la pizza?
Le mot existe depuis très longtemps, mais, à l’origine, il désigne un plat qui ne ressemble pas à ce que nous connaissons aujourd’hui. La première mention de la pizza remonte à 1600 environ mais c’est une tarte ou une sorte de pastilla, une recette sucrée ou aigre-douce qui contient des amandes, des noix, des épices. La première recette de pizza salée apparaît en 1799, en Italie. Elle existe depuis plus longtemps bien sûr, mais c’est une nourriture de paysan, de pauvre, avec des ingrédients simples qui ne suscite pas l’intérêt des lettrés.
La pâte que nous connaissons apparaît à ce moment-là?
Entre le milieu et la fin du 18e siècle. Mais à l’heure où l’on parle beaucoup de traditions et de dogmes, de blé dur et de fermentation lente, où l’on se dispute la paternité des recettes, il faut rappeler que la belle pizza bien gonflée, avec une jolie croûte, bien cuite, est aussi liée à des farines de qualité. Or il faut savoir qu’en 1800, l’Italie n’a pas ou peu de blés de qualité; aujourd’hui encore, elle importe une partie de ses céréales d’Amérique du Nord, voire de Russie ou d’Ukraine. Les farines de blé dur idéales et les techniques de meuneries adaptées n’apparaissent pas avant la fin du 18e, voire le 19e siècle.
Et les autres ingrédients?
Il faut aussi rappeler que la tomate, indissociable de la cuisine italienne contemporaine, n’intervient qu’assez tard dans son histoire, importée d’Amérique par les colons mais freinée par de nombreux préjugés et soupçons. On la croit maléfique ou toxique.
Et la mozzarella?
C’est ici une tradition très ancienne mais qui n’apparaît pas dans la garniture des premières pizzas. A l’origine, on parle de pâte et de tomate, un peu d’huile éventuellement, quelques olives ou anchois selon les lieux.
S’il fallait résumer en une phrase l’essence de la pizza?
Je dirais qu’au-delà des différentes familles évoquées ou du mode de cuisson, son génie tient à la nature locale de ses garnitures: en Inde, vous en trouverez au curry de poulet et en Argentine parsemée de steak ou de chorizo. Tout a été tenté, avec plus ou moins de bonheur: halal, kasher, ananas ou truffe, mais au final la pizza se caractérise par son immense capacité d’adaptation.
Quel est son prix juste?
En se basant sur le prix des ingrédients, il devrait être bon marché. Naples se fait une fierté d’en proposer de formidables à moins de huit euros, mais à San Francisco, on paie une pizza 25 dollars.
Que suggérez-vous pour l’accompagner?
Personnellement, j’ai un faible pour le champagne rosé, qui a l’avantage de s’adapter à toutes les garnitures.
(Propos recueillis par Véronique Zbinden)