La nouvelle exposition du musée veveysan se penche sur le grand chamboulement actuel, mêlant nutrition et philosophie, éthique et environnement, activisme et croyances populaires.
Rouge sang ou rouge pastèque? L’affiche de l’exposition ne passe pas inaperçue mais sème le trouble avec cette apparente continuité des couleurs et des textures entre chairs animale et végétale, seulement distinctes par les taches noires que dessinent ici et là les pépins de la cucurbitacée. Nous voici au cœur du débat qu’ouvre l’Alimentarium, entre les pro-bidoche et les antispécistes, les omnis, les flexis et les veggies, voire les convertis ou encore les indécis. En préambule à l’exposition, une plateforme conviait les internautes à témoigner de leur expérience et des raisons d’opter pour un régime végane ou végétarien. «Nous avons reçu quelque 130 témoignages, pour la plupart des récits sensibles et de qualité, dépassant le pour ou contre et les débats stériles, ce qui est plutôt un bon résultat», note Nicolas Godinot, un des commissaires de l’exposition.
Véganisme? Le néologisme a été imaginé en 1944 par un enseignant britannique, Donald Watson, créateur de la première vegan society. Il est aujourd’hui à l’origine d’un brouhaha médiatique incessant, que les commissaires ont choisi d’évoquer à travers une forêt de la confusion. Des images souvent choc, de sang et de mort, de militants déguisés en loups ou en agneaux, d’interventions musclées, de méthodes parfois agressives brandies par ces adeptes de la non-violence à l’égard des êtres vivants.
S’il est rare de parvenir à un débat apaisé, une note d’humour parvient parfois à se concilier les rieurs («Pour sauver un paysan, mangez un végane».) Parmi les restaurateurs, le discours de l’écoresponsabilité est une lame de fonds. «La restauration adopte de plus en plus les gestes véganes, signe que des réflexes sont en train de changer, qu’une culture se met à évoluer», estime Nicolas Godinot. On l’a vu notamment avec la première étoile Michelin attribuée à Claire Vallée (ONA, à Arès), on l’a revu ces jours avec la conversion radicale d’un des meilleurs chefs du monde, le Suisse Daniel Humm, à New York.
Le discours végane s’articule aujourd’hui autour d’une double argumentation, misant sur la planète et la santé. Renoncer à la viande, voire en manger moins, contribue à réduire les nuisances environnementales, mais aussi à rester en bonne santé. Derrière les panneaux, des alcôves accueillent débats, vidéos, témoignages sur le sujet du jour, dont un entretien avec Rolf Hiltl, à la tête du plus ancien restaurant végétarien d’Europe, qui porte son patronyme à Zurich depuis plusieurs générations, et partenaire des Tibits. L’adoption d’un régime strictement végétal ne va pas sans heurts ni drame parfois au sein des familles, comme en témoignent notamment deux sœurs devenues véganes, qui, après des années de repas familiaux impossibles à partager, ont finalement converti leurs parents à leur mode de vie.
Le véganisme est aussi exploré sous l’angle de la culture populaire: «Meat is murder», scande le groupe punk Vegan Revolt, alors que le débat s’affiche aussi logiquement sur les T-shirts ou au cinéma. Les essais autour du spécisme sont désormais une catégorie à part entière, dont celui de Peter Singer est une des références, voire les documentaires tels Earthlings porté par l’acteur Joaquin Phoenix.
Historiquement, on sait que Lucy avait un régime pauvre en viande, plutôt par obligation, à base de fruits et d’insectes, de végétaux et de petites proies. Dès l’Antiquité, Ovide ou Pythagore prônent l’abstinence; les philosophes des Lumières s’emparent aussi de la question. Joseph Ritson (1752-1803), un pionnier des droits des animaux, influencera ses contemporains Byron et Shelley.
A l’origine, la question philosophique de la définition de l’humain et de l’animal. Au cartésien «je pense donc je suis», selon lequel l’intelligence, la cognition, la pensée font l’homme, s’oppose la vision de Jeremy Bentham (1748-1832), qui place le ressenti au premier plan. La capacité à souffrir met tous les êtres vivants sur un même plan et il n’y a dès lors aucune justification à ce que les uns exploitent les autres.
Faut-il renoncer à la viande pour le bien de la planète? Une étude menée en 2020 dans 140 pays par le Johns Hopkins Center appelle clairement à réduire les protéines animales mais pas forcément à les supprimer. L’urgence est à la réduction des gaz à effet de serre – auxquels l’élevage contribue à hauteur de 14,5 % – mais les modèles proposés diffèrent et invitent à la nuance. Se pose enfin la question de l’équilibre d’un tel régime et de l’aspect nutrititionnel: «Des connaissances diététiques restent indispensables à qui entend devenir végane», note Nicolas Godinot, pour qui ce régime est parfois problématique pour les enfants et implique de faire appel à un complément alimentaire pour éviter une carence en vitamine B12.
(Véronique Zbinden)