La chercheuse autrichienne Hanni Rützler publie chaque année un rapport volumineux – et très attendu – sur les tendances à l’œuvre dans la restauration et la consommation. Interview exclusive.
Hanni Rützler, votre Food Report 2025, présenté en avant-première à Zurich, esquisse notamment une grande carte ponctuée de taches de couleurs, de dimension variable selon leur importance (zones de tendances, concepts, etc.). Votre «radar des tendances de la restauration» voit aussi se déployer quatre vagues, de la plus puissante à la plus diffuse. Parcourons-en quelques-unes, en commençant par la durabilité…
La société allemande de nutrition vient d’adapter ses recommandations en y intégrant le critère de la durabilité. C’est un pas important, qui montre à quel point la réflexion est rapide dans le domaine scientifique. Toutefois, dans la restauration, on voit que cette aspiration oscille entre conviction et marketing. On ne peut plus ignorer l’attente du consommateur en termes de durabilité et de bonne conscience. Il est donc important de communiquer clairement et de manière transparente, de se fixer des priorités et de s’y tenir.
Parmi les «changements dynamiques»: les légumes, l’origine, l’alcool. Pouvez-vous décoder?
Parmi les tendances émergentes, notons d’abord des synergies importantes: la santé, la durabilité et le climat ont ainsi partie liée. Pour évoquer l’actualité, l’action de la Ville de Zurich (des menus vertueux sur le plan climatique proposés dans une centaine de restaurants) a un véritable impact, si l’on songe que 40% des denrées consommées à Zurich le sont hors du foyer, dans le cadre de la restauration.
Et le tout-végétal, c’est pour demain?
L'année dernière, nous avons beaucoup parlé de véganisme. Il y a dix ans, c’était déjà le cas. C'est un sujet très émotionnel, même si tout le monde ne devient pas végétalien. Zurich a une longue tradition du végétarisme-véganisme: c’est passionnant sur le plan culinaire et historique. On ne mesure pas le chemin parcouru, qui fait que le flexitarisme est considéré comme normal. La restauration porte désormais un regard plus valorisant sur les alternatives plant based; toutefois, les réactions varient selon les groupes, les citadins étant plus ouverts sur ces questions. Il n’est toujours pas question de renoncer à la viande, mais les choses bougent.
L’offre d’alternatives végétales a littéralement explosé dans le commerce ces dernières années, pas toujours pour le meilleur?
Il faut souligner que nous sommes en période de crise multiple (post-pandémie, changement climatique, guerres, etc.), ce qui constitue un frein au dynamisme. En outre, l’inflation nous a rendus plus sensibles au prix. Les investisseurs délaissent ce secteur au profit d’autres innovations. Il y a une pression sur l’innovation mais on veut un retour rapide, ce qui est difficilement compatible avec des produits de qualité. Les supermarchés, qui veulent leur part du gâteau, contribuent à mettre en avant des gammes de qualité moyenne ou médiocre. Pas plus qu’il n’est possible de produire de la viande bon marché, on ne peut créer des alternatives végétales qualitatives à bas coût. Il faut sans doute des incitations au niveau politique.
De manière générale, la restauration se concentre davantage sur l’origine locale?
L’approche se fait plus ciblée, plus claire, met davantage l'accent sur le local, les ressources conscientes, l’éthique, la responsabilité, l'authenticité. On ne vous servira plus 14 plats, mais des assiettes plus pures, plus dépouillées, peut-être moins de nappages, en se posant la question du sens et selon un concept clair. Là encore, les choix entre local et global sont toutefois conditionnés par le facteur du prix.
Le bien-être animal devient un critère, dites-vous?
Le sujet est très émotionnel. Si vous servez de la viande aujourd’hui, vous devez pouvoir garantir sa qualité, sa provenance, les conditions d’élevage et communiquer là-dessus aussi. Le bien-être animal est désormais un critère de qualité dans la restauration.
Et la viande cellulaire?
Il y a une dizaine d’années, les recherches commençaient tout juste. Il y avait quatre équipes concurrentes, aujourd’hui elles sont une dizaine et ça s’est développé très vite. Je fais partie des happy few qui ont pu goûter à l’un de ces premiers steaks de labo à Londres récemment. Singapour en propose, certains chefs pionniers en ont mis à leur carte, aux Etats-Unis notamment. L’acceptation varie beaucoup selon les cultures, cela dit, et n'est pas la même partout. C’est une des pistes qui s’ouvrent, parmi la révolution des alternatives à l’élevage animal, certainement pas la seule.
Autre grand thème, le gaspillage alimentaire?
Dans la restauration, le développement de la philosophie nose to tail est spectaculaire. On fait très attention à valoriser l’ensemble d’un poisson, une viande, un légume. L’essor de nouvelles technologies, telles les fermentations de grande précision, y contribuent aussi. On assiste à une prise de conscience du gâchis impliqué. L’enjeu est énorme, la pression sur les ménages est forte. Je dirais que le changement est à l’œuvre et que le futur commence en nous, partagés que nous sommes entre la conscience de l’urgence et la résistance au changement.
Le consommateur est avant tout en quête de «naturel», dites-vous. Mais encore?
Je décris une profonde aspiration au naturel. Les menus de dégustation se raccourcissent et s’allègent, se font plus précis; on se concentre sur l’authenticité. Le casual fine dining se taille une part croissante. Il s’agit de réduire et revenir à l’essentiel. Parmi les tendances émergentes, on voit par exemple que le feu, ce mode de cuisson des origines avec son côté magique, est plébiscité, ce qui va aussi dans le sens du naturel. Toutefois, la restauration est en proie à de fortes pressions ces temps. L’important est de ne pas faire de sacrifies sur la qualité. Les restaurateurs doivent se demander quel avenir ils veulent et quelle est leur force. Un peu partout, l’offre ou la portion, les heures d’ouverture se réduisent. Alors qu’il vaudrait mieux se concentrer sur le menu et le caractère unique de la cuisine et de l’expérience.
Concernant l’alcool, vous notez une évolution des comportements?
L'accompagnement classique de vin, présent depuis les origines de la gastronomie, a pour la première fois une alternative avec les pairings sans alcool. Non pas qu’on soit anti-alcool, mais nous voyons changer les habitudes de consommation.
On assisterait aussi à la fin du déjeuner d’affaires?
Il fait partie d’un monde qui s’estompe, voire s’efface, avec ses vieilles structures. D’abord parce qu’on a moins de temps à y consacrer, qu’on ne boit plus de vin à midi et que l’inflation est passée par là. Même si, bien sûr, on se réunit toujours, de manière moins formelle et parfois en visio-conférence, en petits groupes et de manière plus ciblée.
C’est votre douzième Food Report, toujours riche en éclairages, voire en prédictions vouées à s’avérer. Vous évoquez notamment les cheffes, ces «présences exotiques au sein de la gastronomie étoilée» parmi les «combats culturels». Où en est-on?
Voici plusieurs années, j’avais salué l’émergence de nombreuses expertes (female connaisseurs) dans le domaine du vin, des spiritueux, de nombreux produits artisanaux. A leur tour, les cheffes ont multiplié les réseaux; on est plus attentifs à la composition des équipes, aux conditions et aux possibilités qu’on leur propose, on sent la montée d’une conscience nouvelle, enfin.
Et de manière générale, quel est le rôle des chefs dans la société et les cultures alimentaires?
En 2013, j'ai écrit pour la première fois que les chefs étaient en quelque sorte «les nouvelles rock stars» et j'ai réfléchi à leur rôle. Ils sont une grande source d'inspiration pour la société. On est passés de l'idole lifestyle à l’artiste qui expérimente, innove, parfois dans son labo, collabore avec des scientifiques, devient un acteur engagé de l'écologie et de la durabilité, du changement social. On peut parler de polarisation: la gastronomie de haut niveau évolue entre originalité et excentricité, se mobilise davantage en termes d’éthique et de durabilité. Parmi les tendances, on voit de nouveaux concepts artistiques passionnants qui travaillent sur la perception, la communication via de nouvelles voies. Les grands chefs tracent des voies uniques et arrivent aussi avec des solutions, un savoir-faire, de nouveaux produits locaux. Ce qui se passe dans la haute gastronomie est passionnant, les plus dynamiques ont l'ambition de faire bouger les choses et certains sont vraiment en train de changer le monde.
(Véronique Zbinden)