La troisième édition du Forum Parabere s’est tenue en mars à Barcelone. Ce symposium international met en lumière le rôle des femmes – cheffes, entrepreneures, productrices ou activistes – dans la gastronomie.
L’entrepreneuse Kimberly Jung contribue à relancer la culture traditionnelle du safran par les femmes afghanes à l’enseigne de Rumi Spice: ce produit de luxe issu d’une économie fracassée par des années de guerre se retrouve désormais sur les tables de quelques-uns des meilleurs restaurants de la planète.
La Brésilienne Samantha Aquim réinvente une filière transparente, éthique et durable du cacao amazonien et parvient à produire un chocolat d’une grande subtilité. La Canadienne Joshna Maharaj s’est attelée à une tâche surhumaine: améliorer la cuisine des hôpitaux tout en soutenant les petits producteurs locaux.
Le point commun entre ces trois femmes remarquables et quelque 350 autres? Elles participaient au dernier Forum Parabere, qui s’est tenu les 5 et 6 mars derniers dans le cadre prestigieux de l’Université de Barcelone. Après Bilbao et Bari, le thème de cette troisième édition? Une approche durable de la cuisine (Sustainability), que chaque intervenant a contribué à définir, qu’il s’agisse du Dr Afton Halloran, chercheuse de l’Université de Copenhague – qui a évoqué la consommation d’insectes sous différentes latitudes et deux projets pilotes d’élevage au Kenya et en Thaïlande –, ou du chef catalan Joan Roca – un des trois « Roca Stars » de Girone (El Celler de Can Roca), que l’on ne présente plus tant le trio truste les podiums gastronomiques depuis des lustres.
Son engagement se concrétise à travers plusieurs programmes, sous la forme notamment d’une réflexion sur l’eau, les ressources et le recyclage de nombreux matériaux avec la collaboration d’artisans; Joan Roca a surtout impressionné l’audience par une approche extrêmement humaniste et sociale.
Entre ces deux orateurs, deux journées denses ont permis de faire la connaissance de quelques cheffes remarquables et néanmoins peu connues du grand public, peu visibles malgré leurs distinctions, si l’on songe notamment à l’Italienne de Vencò, en Vénétie, Antonia Klugmann (L’Argine) ou à la Brésilienne Roberta Sudbrack, longtemps cheffe des cuisines du Président Cardoso avant d’avoir sa propre table et à la veille de relever un nouveau défi en ouvrant un lieu dédié à la StreetFood, la cuisine de rue.
Parmi les plus engagées, la cheffe d’origine néerlandaise Margot Janse. Installée en Afrique du Sud depuis une vingtaine d’années (Le Quartier Français, Franschhoek), elle aurait pu se cantonner dans son restaurant de charme, un Relais & Château auréolé de multiples récompenses, au cœur des vignobles dans une vallée luxuriante. Margot a créé sa propre fondation (Isabelo) pour combattre la malnutrition et la pauvreté au sein de plusieurs écoles de la région et s’apprête à remettre son restaurant pour se consacrer à cette cause. La vigneronne Sara Perez, dans le Priorat, qui collabore notamment avec les frères Roca, a raconté son éveil et sa conversion progressive à une viticulture 100% biologique, à l’écoute de son terroir et de ses vignes.
Deux scientifiques ont évoqué leur mission: Lynn Gilmore (SeaFish, Irlande du Nord) a traité de la pêche durable et de la crédibilité des labels, tandis que Cristina Franchini, du HCR, a parlé des enjeux environnementaux et sociaux liés aux migrations forcées.
A Londres, le projet Mazi Mas entend redonner une dignité à des femmes réfugiées et leur permettre de s’intégrer grâce à leurs talents de cuisinières. Ce restaurant éphémère a vu le jour dans un théâtre londonien grâce au financement participatif et à l’énergie communicative de l’entrepreneuse Nikandre Kopcke et de la cheffe Roberta Siao. Il emploie désormais une dizaine de femmes venues d’Ethiopie, du Pérou, de Syrie, du Brésil ou du Népal notamment. «Il est beaucoup plus difficile aux femmes issues de l’immigration de trouver un emploi, qu’aux hommes», observent les deux associées.
Avec pour effet une absence de réseau, d’autonomie, de perspectives. Les cuisinières de Mazi Mas bénéficient également d’un complément de formation, avec pour objectif de créer à terme leur propre entreprise. Mazi Mas fait désormais figure de success story. Après un service traiteur, trois autres restaurants sont nés selon le même modèle à Sydney, Melbourne et Adelaide; d’autres projets cousins devraient suivre en Europe, notamment à Berlin. Cinéaste française établie à Londres, Vérane Frediani a voulu savoir pourquoi les femmes étaient si peu visibles dans l’univers de la cuisine.
Présenté en avant-première à Barcelone, son documentaire «The Goddesses of Food» dresse le portrait de plusieurs créatrices et avance quelques hypothèses pour élucider le mystère. La pionnière? Eugénie Brazier, la fameuse Mère lyonnaise, première à obtenir trois étoiles au Guide Michelin, en 1933. L’héritière? Anne-Sophie Pic, six étoiles pour ses différents établissements de Valence, Paris et Lausanne.
Entre les deux et dans une vingtaine de pays, on rencontre Cristeta Comerford, étonnante femme-orchestre des cuisines de la Maison Blanche, les militantes Alice Waters, plus connue pour son engagement au sein du mouvement Slow Food et la Veggie New Yorkaise Amanda Cohen, les multi-titrées Roberta Sudbrack (RS, Rio) et Clare Smyth (Londres) ou Cristina Bowermann en Italie, Elena Arzak à San Sebastian, la Danoise Kamilla Seidler à La Paz, la Franco-Américaine Dominique Crenn (Atelier Crenn, San Francisco) ou encore Antonia Klugmann à Vencò (Italie). Plus quelques autres.
Un point commun? Au-delà des cultures, dont certaines ne valorisent pas le métier de cuisinière, leur parcours de la combattante pour se faire une place dans un milieu résolument mâle, militaire, où le sexisme est ordinaire et le respect de l’individu rarement la règle. «Un système où les valeurs féminines dominantes telles l’empathie et la collaboration sont difficiles à faire passer, bref «une mentalité de Boy’s Club»», résume Maria Canabal, qui évoque aussi «l’absence de modèles et le manque de confiance et de réseau dont souffrent de nombreuses femmes». Ce phénomène est du reste à l’origine de la création du Forum Parabere lui-même. Souvenez-vous. En 2013, un dossier spécial du Time intitulé « The Gods of Food » consacrait de pleines pages à ces «nouveaux dieux» 100% virils, sans l’ombre d’une femme, déclenchant une belle polémique. Grosse colère des femmes et des cheffes. Le déclic qu’il avait fallu à la journaliste Maria Canabal pour créer Parabere.
A la troisième édition du forum, la position des femmes dans le monde de la restauration et de l’alimentation ne s’est pas précisément améliorée, elles ne sont sans doute ni plus visibles, ni mieux considérées, voire rémunérées. Un des objectifs de la manifestation étant de faire avancer les choses, Maria Canabal a dressé un bref état des lieux en termes de parité. Loin d’Eugénie Brazier, 93% des repas des foyers français sont toujours préparés par les femmes.
Dans les écoles de cuisine, la parité est généralement atteinte avec une représentation féminine entre 48 et 53%. Là-dessus, si l’on considère la Grande-Bretagne, le personnel des cuisines est féminin à hauteur de 39% mais seuls 18% des chefs sont des femmes, alors que l’écart des salaires est de 28%! Autres disparités cinglantes, la présence des femmes dans les festivals culinaires reste généralement très faible (entre 5 et 30%, au mieux), tout comme les récompenses décernées par les guides (3% des étoilés Michelin, 4% des World’s Best 50 Restaurants – qui ont créé une catégorie à part, celle des meilleures cheffes – et 30% des James Beard Awards). Alors que la part de femmes dans les jurys des concours culinaires chute carrément à 2% pour le Prix San Pellegrino et à 0% pour le Bocuse d’or. «Depuis Escoffier, on est dans une culture masculine, avec des brigades codifiées à la manière d’un système militaire, un univers où des valeurs réputées féminines, telles l’empathie, l’écoute et la collaboration ont du mal à passer», relève Maria Canabal. Les équipes mixtes, plusieurs études récentes le soulignent, sont non seulement plus performantes, créatives et innovantes de quelque 40%, mais elles attestent aussi de plus de respect et d’une meilleure collaboration. Quant à la dureté des conditions de travail, souvent avancée pour expliquer la faible proportion de femmes en cuisine, Maria Canabal évoque l’agriculture ou les soins infirmiers, autres secteurs d’activité éprouvants et laissés aux femmes. «On attend généralement que la femme assume bien d’autres tâches, ce qui rend les choses difficilement compatibles.
Et les femmes ont facilement tendance à se poser d’autres barrières encore, à s’autocensurer. Manquant de modèles stimulants, elles consacrent moins de temps au réseautage et aux relations publiques et délèguent moins leurs tâches.» Que de talents gâchés, si l’on sait que le Royaume-Uni aura besoin, pour ne citer qu’un exemple, de 110’000 chefs d’ici à 2022. Quelques pistes, alors? Améliorer l’estime de soi, soutenir les talents féminins et les recommander, créer un environnement égalitaire et inclusif, comprenant notamment des lieux et vestiaires réservés, éliminer les disparités de traitement et de salaire, énumère en substance la Food Writer. Vaste programme. Mais cette moisson de belles histoires donne envie d’y croire.
Véronique Zbinden