De Madagascar à l’Erythrée, les auteures du livre «Bibi’s Kitchen» évoquent le patrimoine culinaire de huit pays sur les rivages de l’océan Indien.
Hawa Hassan est née à Mogadiscio en pleine guerre civile. Séparée de sa famille, elle est envoyée aux Etats-Unis avec un convoi humanitaire à l’âge de sept ans. Elle grandit à Seattle, se lance avec succès dans le basket puis le mannequinat, mais ne retrouvera sa mère, installée à Oslo, qu’à l’adolescence. Elle évoque son destin émouvant et sa quête identitaire dans Bibi’s Kitchen, qu’elle cosigne avec Julia Turshen: c’est en se replongeant dans la cuisine familiale que Hawa se reconnecte à son enfance volée, à ses racines et à la langue qu’elle a presque complètement oubliée. Hawa réapprend les gestes pour préparer les canjeero (galettes au levain) le bariis (riz basmati aux raisins secs) ou encore le suugo suqaar (sorte de bolo servie avec les pâtes).
Les deux jeunes femmes, que tout oppose par ailleurs – née à Manhattan de parents juifs new-yorkais, Julia Turshen est food writer - consacrent un ouvrage remarquable aux cuisines de huit pays d’Afrique de l’Est. Le fil conducteur? L’océan Indien auquel sont amarrés Erythrée, Somalie, Kenya, Tanzanie, Mozambique et Afrique du Sud, sans oublier les Comores et Madagascar qui baignent dans ses eaux. Mais aussi les épices, que tous produisent et exportent, notamment le poivre et la vanille. Et surtout la parole des grands-mères, les fameuses Bibis, dépositaires de tout un savoir, transmis de génération en génération. Ensemble, Hawa et Julia ont ainsi recueilli leur parole et leurs secrets de cuisine, transcrit, testé, vérifié et rédigé les recettes des huit pays évoqués.
Leurs recettes et leurs histoires évoquent aussi «la guerre, la perte, l’exil et le refuge que l’on trouve et la façon de sanctuariser ce qui s’est perdu», relèvent en substance les deux auteures. Récompensé par un James Beard Award dans sa version originale américaine, ce livre comble un vide: les ouvrages consacrés aux cuisines d’Afrique sont rares, et plus rares encore ceux qui émanent de personnes qui y vivent toujours. C’est une manière de célébrer le lien aux origines et les femmes qui en sont dépositaires, les matriarches de nombreux pays. Une autre originalité de la démarche tient à son ingéniosité: la collecte de ce savoir ancestral a été rendue possible grâce à toutes sortes de technologies contemporaines – smartphones, groupes whatsapp, vidéos, dropbox, etc.
Avant d’entrer dans le vif de la cuisine, chaque territoire est brièvement dépeint: politique, histoire, langues, habitants, religions, climat et géographie. La cuisine de tous ces pays côtiers révèle des pans de leur histoire, du passé colonial qu’ils ont tous en mémoire. Ainsi si vous êtes invité dans une famille somalienne, vous aurez «autant de chance de manger des spaghettis, l’influence italienne restant très présente, qu’un digaag qumbe», le ragoût de poulet au yaourt et à la noix de coco… Les mêmes effets sont à l’œuvre au Mozambique, dont la sauce piri-piri rappelle les colons portugais, aux Comores où la sauce vanille escortant les langoustes sont une réminiscence française, voire au Kenya, dont le mukimo aux oignons et légumes témoigne d’une longue présence britannique.
Qui sont les Bibis rencontrées pour recueillir leurs recettes? Toutes ont en commun d’être de fortes personnalités, façonnées par des destins hors normes, volontiers pleines de malice et de fierté: l’une est traiteur à Nairobi, l’autre donne des cours de cuisine aux touristes, à Zanzibar, alors qu’une Comorienne cuisine uniquement au feu de bois et en plein air. On rencontre aussi une princesse tanzanienne exilée à New York ou encore une Erythréenne chassée par le conflit et grande amatrice de thés.
Mais encore, qu’est-ce qu’on y mange? Le doro wat (poulet mijoté au berbéré) et lefirfir (galette plate fermentée et ragoût épicé) en Erythrée; les samosas aux garnitures variées et les pains plats ou galettes (chapatis, sabaayad) avec lesquels on sauce les ragoûts au lait de coco et à la coriandre en Somalie.
Au Mozambique, on a envie de goûter les curries de poisson, de légumes verts ou de crevettes et bananes plantain. En Tanzanie, on trouve des poissons incroyables, des aubergines au lait de coco, un pain aux dattes ou du blé concassé au poulet (le bokoboko des immigrés arabes, consommé pendant le ramadan). Voire à Zanzibar le riz pilaf aux parfums de cardamome et de girofle et le matoke, étonnant ragoût de bananes plantain, haricots, bœuf et coco. Quant au Kenya, un des plats communs aux neuf ethnies principales serait le mukimo, simplissime et décliné différemment selon les lieux à partir de quatre ingrédients: maïs, haricots ou pois cassés, pommes de terre, légumes. Alors que l’Afrique du Sud fascine par sa diversité, les parfums de tamarin et le rooibos, le chakalaka (sauce relish aux légumes épicés) et le malva poeding (pudding local).
La plupart des ingrédients se trouvent facilement dans la grande distribution, à quelques exceptions près: farines de pois chiches ou de céréales locales, voire la cafetière traditionnelle djebenah permettant de faire un buna érythréen fraîchement torréfié. Quant aux mélanges d’épices (xawaash somalien, berbéré érythréen), on peut facilement les confectionner soi-même et les congeler ou les dénicher en épicerie. Quant à Hawa, à son retour à New York après avoir retrouvé sa famille, elle a fondé sa petite entreprise de sauces artisanales qu’elle a appelé Basbaas, du nom d’un condiment pimenté typiquement somalien.
(Véronique Zbinden)
Hawa Hassan et Julia Turshen: «Bibi’s Kitchen, la cuisine des grands-mères africaines», Hachette Cuisine