Le raisin le plus emblématique de la Calabre, est le gaglioppo, surnommé le «prince noir», qui donne le Cirò, un rouge qui aspire à accéder à la DOCG.
Au bord de la mer ionienne, où les vignes s’étendent à plat, la famille Librandi joue un rôle important dans le rayonnement international du Cirò. La troisième génération est aux commandes. Le grand-père, cadet d’une famille de dix enfants, a fondé la cave il y a 70 ans. Le père, Nicodemo, vient d’être nommé président de la fondation Sudheritage, à Cirò Marina, petite ville sur la côte. Et ses fils sont aux commandes d’un vaste domaine viticole. Ils bénéficient des conseils de professionnels, dans la sélection des meilleurs cépages adaptés au climat méditerranéen. Depuis quinze ans, avec les universités du Nord de l’Italie, ils travaillent sur plus de 80 variétés, dont une vingtaine ont déjà été sélectionnées.
Leurs 232 hectares de vignoble sur six domaines produisent près de 2,5 millions de bouteilles. Leurs vins bénéficient, depuis 25 ans, des conseils du fameux œnologue Donato Lanati, basé au Piémont. S’il existe dans cette région une cinquantaine de caves et deux cents fournisseurs de vendanges, Librandi pèse un quart de la production du Cirò. Depuis 1969, cette dénomination d’origine contrôlée (DOC) s’est ouverte aux cépages internationaux, comme le merlot et les cabernets, en plus des barbera et sangiovese, tolérés à hauteur de 10% dans le vin, depuis 2011, en plus de 10 % d’autres cépages locaux.
Le passage à la DOCG attendu pour cette année, devrait exclure cet apport international, et limiter le rendement des vignes, mais pas l’irrigation. Celle-ci est indispensable, durant les étés très chauds et secs. La montée en gamme en DOCG devrait réhabiliter la viticulture en gobelet, peu à peu abandonnée au profit de la culture sur fil, et redonner des lettres de noblesse au «prince noir». Une recherche ADN, notamment menée par le Valaisan José Vouillamoz, a démontré que c’est un croisement de sangiovese et de mantonico bianco, qui en fait le frère jumeau du nerello mascalese, raisin phare de l’Etna, et le parent du frappato sicilien et probablement de l’aleatico. On fait remonter l’origine de la vigne, en Calabre, aux Phéniciens, puis à la grande Grèce, entre les VIIIe et IIIe siècles avant notre ère, qui lui avaient donné le nom d’Enotria. Mais le premier clone agréé de gaglioppo ne date que de 2014.
Avant une prise de conscience récente, raconte Paolo Librandi, les coopératives «ont été un exemple négatif pour la viticulture calabraise». Elles livraient en vrac du gros rouge sucré et alcoolisé qui «remontait» les vins rouges du Nord de la Péninsule.
Aujourd’hui, le gaglioppo est reconnu comme un raisin produisant des rouges peu colorés (comme le pinot noir, le nebbiolo ou le tempranillo), aux senteurs florales de violette et aux arômes de fruits rouges, avec un bon rapport entre l’acidité et des tanins fins, pour autant qu’on ne force pas sur l’extraction. Pour sa cuvée Riserva, nommée Duca Sanfelice, tirée à 120 000 exemplaires (le cinquième du respectable Cirò «normal»), le raisin provient pour moitié d’un domaine de 6 hectares, et pour moitié d’achat d’un cercle d’une quarantaine de producteurs qui cultivent encore des vignes âgées de 70 à 80 ans, en gobelet.
Le résultat est bluffant pour un vin qui ne passe pas en barriques (la définition de la Riserva ne l’exige pas), mais est vinifié pour une part en cuves inox, et séjourne près de trois ans en cuves en béton. Ce rouge élégant, à la puissance retenue et aux tanins souples, décroche régulièrement les «tre bicchieri» du guide Gambero Rosso (comme dans l’édition 2023), à l’instar de l’assemblage Gravello, où les 60 % de galioppo sont complétés par 40 % de cabernet sauvignon, que Nicodemo Librandi avait planté, avec d’autres cépages internationaux (merlot, chardonnay, sauvignon), sur les 50 ha du domaine Arcidiaconato, en IGT Val di Neto. La maison achète aussi du gaglioppo pour son rosato, rose pâle, où la finesse du raisin calabrais s’exprime, pressé directement et vinifié en blanc... Pour moderniser leur image, les Cirò de Librandi ont troqué la bouteille bourguignonne pour la bordelaise.
Grand cépage de la côte ionnienne, le gaglioppo fait de l’ombre au magliocco de la côte tyrrhénienne. Longtemps, on a cru que ce dernier formait une vaste famille, avec de nombreux synonymes régionaux. En fait, l’ADN a démontré qu’ils ne sont que deux, le «canino» et le «dolce». Le premier pourrait être un grand’père ou un demi-frère du sangiovese. Mais c’est le second, d’abord connu sous le nom d’arvino nero, qui est le plus répandu. Librandi en produit aussi un, le Magro Megonico, distingué par les sommeliers italiens («meilleur vin d’Italie 2022»).
Une trentaine de producteurs de la DOP Terre di Cosenza défendent dans une association le magliocco, un peu plus rustique que son concurrent ionien, avec des notes plus sauvages, de cuir et de tabac. Il en existe plusieurs variantes, en purezza ou en assemblage, et le cépage pourrait rejoindre le gaglioppo dans la future DOCG Cirò. Une étude récente a montré que ces deux cépages autofécondés pourraient résister au phylloxéra.
(Pierre Thomas)