Ivana et José Rodrigues sont l’âme de cette table de Chéserex (VD). Derrière la convivialité, la détermination d’un couple dévoué tout entier à son métier.
Ne pariez jamais avec lui sur la date d’un événement, vous perdriez à coup sûr. José Rodrigues a une mémoire d’éléphant et un talent de conteur pour égrener les anecdotes en lien avec chaque moment fort de sa vie. Il y a bien sûr le 1er mars 1980, lorsqu’il rencontre Ivana, sa future femme, mais aussi le 4 avril 1993. Ce jour-là, un dimanche, le couple ouvre Les Platanes après en avoir racheté le fonds de commerce. Le début d’une aventure qui a tout de la success story. Et pour cause: dès le premier jour, la clientèle se presse pour découvrir la table de celui qui a été pendant huit ans le directeur des restaurants que la famille Collomb exploite sur La Côte, et de celle qui a travaillé dès 1985 à ses côtés au Motel du Pressoir (aujourd’hui Le Petit Moulin), à Grens (VD). «Nous avons toujours été complémentaires: elle a le talent de l’accueil, moi je m’occupe de la cuisine et de la gestion», confie José Rodrigues, fier de la manière dont ils ont transformé, sans en dénaturer le charme, la demeure de 1654 abritant le restaurant.
Le succès, il le doit aussi au positionnement qu’il a d’emblée adopté. Avant leur arrivée, Les Platanes était un restaurant gastronomique. «J’ai privilégié une cuisine simple et saine, faisant la part belle aux produits locaux et de saison, et j’ai coupé les prix en deux», explique celui qui a longtemps été chef de son propre établissement, avant d’agrandir l’équipe. «Au départ, nous étions trois en cuisine et trois au service; aujourd’hui, nous sommes dix.» Présentée de la sorte, l’aventure a des allures de conte de fées, mais la réalité est plus complexe. Souvent, le couple a rogné ses heures de sommeil pour faire tourner la maison, tout en se demandant comment concilier sa vie de famille avec un perfectionnisme poussé à l’extrême. Car chez les Rodrigues, on ne laisse rien au hasard. En salle, Ivana a l’œil sur tout. Elle prépare elle-même un grand nombre de tartares de bœuf – l’incontournable spécialité maison –, tout en communiquant discrètement avec les spécialistes en restauration qui sont au diapason avec elle, sans oublier bien sûr de saluer tous les hôtes, dont certains se lèvent spontanément pour lui claquer une bise.
De son côté, José a rapidement cédé sa place en cuisine – son chef actuel s’appelle Tony Novais, il est dans la maison depuis le début –, mais cela ne signifie pas qu’il observe son établissement à la jumelle. Loin de là! Il conçoit non seulement les plats de A à Z, mais il fournit aussi à ses équipes des fiches de recette détaillant la quantité exacte de chaque ingrédient. Combiné avec l’inventaire complet qu’il mène chaque mois, ce souci du détail lui permet d’avoir un contrôle total des coûts. Quand il emmène le visiteur à l’étage, là où il a aménagé son bureau, il prend d’ailleurs un plaisir enfantin à montrer que chaque papier est à sa place. Sa mémoire, déjà infaillible, peut encore s’appuyer sur des livres de compte constamment tenus à jour. Chez lui, donc, jamais de mauvaise surprise. Cette rigueur implacable, il dit l’avoir apprise chez la famille Collomb, avec qui la confiance et la reconnaissance ont toujours été réciproques.
De l’époque où il travaillait pour les Collomb, il garde d’ailleurs un souvenir vif et ému. Entré au Motel du Pressoir comme serveur, il entame les cours pour obtenir la patente de cafetier-restaurateur lorsque la famille acquiert un deuxième établissement. «C’était un choix personnel, un défi que je me suis lancé après avoir dû quitter plus jeune l’université au Portugal. C’était l’époque où je suivais les cours la journée et travaillais la nuit dans une usine textile, tout en tenant parallèlement la comptabilité de ferblantiers et autres menuisiers, vu que je versais intégralement mon salaire à ma mère, qui était dans le besoin», se rappelle José. Au Pressoir, le rythme durant les quatre mois de cours est lui aussi chargé – formation la journée, service le soir –, mais le travail ne l’a jamais effrayé. Raison pour laquelle, sans doute, il a suivi plusieurs cours de perfectionnement en hôtellerie pendant ses jours de congé, avant de s’attaquer à la patente sous l’impulsion de la famille Collomb.
Au rang des dates clés de son existence figure aussi le 11 novembre 1975, jour de l’indépendance de l’Angola. Né en 1958 au Portugal, José part à l’âge de neuf mois s’installer dans cette ancienne colonie portugaise. Il y passe une enfance et une adolescence qu’il qualifie d’«idylliques», côtoyant essentiellement les autochtones avec lesquels il noue des liens très forts, jusqu’à ce qu’une guerre civile n’éclate et ne débouche, le 11 novembre justement, sur l’indépendance du pays. «Plus de 750 000 personnes ont dû fuir. Ma famille et moi avons dû esquiver les bombardements et nous cacher dans des fermes au milieu de la campagne. Je me rappelle avoir dormi sur du maïs avec des bestioles plein les oreilles», raconte-t-il. Pour lui comme pour ses proches, la situation ne peut être que temporaire, pense-t-il. Mais ce n’est pas le cas: il est contraint de fuir et de retourner au Portugal. Le choc est rude: «Je me suis retrouvé dans un pays inconnu, encore imprégné du fascisme et caractérisé par une mentalité aussi petite que sa superficie, alors que j’avais grandi au milieu des paysages grandioses et de la population si attachante de l’Angola. Mais c’est mon père qui a le plus souffert: à 48 ans, il a perdu tout ce qu’il avait mis une vie à construire.»
Chéserex est loin de l’Angola, mais le souvenir de cette période charnière, celle de l’enfance, est encore très présente. José garde un souvenir précis des quatre maisons où il a vécu en Afrique australe, tout comme il a encore en mémoire ses années à l’usine au Portugal, jusqu’à ce qu’il ne vienne en Suisse pour «payer une dette de son père». «C’était le 4 janvier 1980», conclut-il en citant la date marquant le début de sa vie professionnelle dans le pays qui est devenu le sien.
(Patrick Claudet)