Carlo Crisci quitte définitivement son restaurant et laisse carte blanche à son ancienne équipe. On découvre les nouvelles créations signées Romain Dercile et François Gautier.
Tout changer mais sans rien changer. C’est l’image utilisée par quelque chef d’entreprise serein à l’heure de la passation de pouvoir que Carlo Crisci reprend désormais à son compte, lui qui remet définitivement les clés de son fameux resto de Cossonay à ses plus proches collaborateurs. Tout changer, soit le style de sa maison doublement étoilée, passée d’une ambition folle et de la quête d’ingrédients rares et luxueux à des manières plus directes, sobres, accessibles. Et, en même temps, ne rien changer à l’âme du lieu, à son identité, à son atmosphère chaleureuse et son merveilleux décor historique dans le cœur du vieux bourg, où la pierre massive contraste avec l’audace du mobilier et des œuvres d’art.
Le nom de Carlo Crisci vient de disparaître de l’enseigne au profit du duo formé par le chef Romain Dercile et le sommelier François Gautier; de même, le Cerf s’est effacé, cédant la place à la Fleur de Sel dans les deux parties de l’établissement.
Car c’est un vrai changement de cap qu’opère en ce début d’année l’équipe d’une douzaine de collaborateurs. Pour ceux qui n’auraient pas suivi, ou qui hésiteraient encore à pousser la lourde porte du fond du couloir, voire celle, plus petite, qui s’ouvre sur la droite de l’entrée voûtée, donnant accès à une petite salle plus intimiste, on rappellera que le chef du Cerf avait déjà amorcé cette mue depuis plusieurs années. Adieu haute gastronomie et course aux étoiles, argenterie et nappage empesé: «On vise désormais un des meilleurs rapports qualité-prix de la région, et même loin à la ronde», explique le duo de repreneurs.
Là-dessus, la transmission prévue de longue date ne s’est pas tout à fait réalisée comme ils l’imaginaient: fin 2019, la nouvelle équipe avait à peine eu le temps d’imprimer sa carte que le covid s’en est mêlé, contraignant à fermer, puis rouvrir, puis refermer.
«On a fait ce qui était censé être le dernier service avant le rachat programmé du fonds de commerce, mais, du coup, la transition a été nettement plus longue que prévue», explique le malicieux sexagénaire. Trois ans plus tard, c’est enfin le bon moment et le pseudo-retraité Crisci (en réalité, le chef va se concentrer sur ses mandats de consultant) remet vraiment les clés, ne conservant que la propriété des murs et de quelques-unes des œuvres d’art toujours en place.
Côté salle, François Gautier, présence zen et souriante depuis 21 ans; amoureux des vins valaisans, ce natif du Val de Loire s’est même mis à créer ses propres vins après avoir contribué à ceux de la collection Magnificients. Côté cuisine, Romain Dercile, racines dans le Sud-Ouest, une génération d’écart et sept ans au côté de Carlo, après avoir travaillé dans la galaxie Gagnaire, personnalité qui les a marqués tous les deux.
La société la Fleur de Sel a cette fois été rachetée et ils avaient envie de marquer le coup, de mettre en lumière la jeune équipe et de rendre hommage au patron d’hier. Et alors, le concept du nouveau lieu? «Démocratiser l’endroit, sans toucher au décor, mais aller à l’essentiel et revoir les prix à la baisse: l’addition est divisée par trois et l’équipe est passée de 25 employés à dix ou douze aujourd’hui.»
Ce virage passe logiquement par le choix des produits – du maquereau plutôt que du bar, un mignon de porc confit à l’impératoire plutôt que du homard, voire un canon de moelle de bœuf aux escargots plutôt que des langoustines ou du caviar, mais pas question de bouder son plaisir pour autant. L’inspiration est et va rester assez «criscienne» avec beaucoup de cueillette sauvage, le jardin de Romain à Orbe, les magnifiques légumes bios des Cuendet et de la famille Hess, maraîchers à Bremblens et au Mont-sur-Lausanne, la fameuse huile d’olive de la famille Crisci, produite dans les collines de Roscigno, en Campanie, et qui permet de renoncer complètement aux sauces montées au beurre ou à la crème. Et avec ça, bien sûr, pas question de renoncer aux plats iconiques de la maison, tels le pot-au-feu de foie gras ou la saucisse à la broche.
Un brin nostalgique, Carlo se sent «comme les parents qui regardent leur enfant partir», mais pas enclin à l’inactivité pour autant… Lui qui a toujours «travaillé en s’amusant, y compris en imaginant des trucs un peu dingues», n’a pas vu le temps passer, et continue à bricoler ses petites expériences au profit de ses mandats de consultant.
(Véronique Zbinden)