A l’invitation de la Société suisse de nutrition (SSN), plusieurs chercheurs analysent le menu des Helvètes aujourd’hui et demain.
Parmi les pistes de réflexion avancées par plusieurs intervenants, la question cruciale du gaspillage. Un tiers des denrées alimentaires sont jetées ou perdues – dont 38 % du fait des ménages, en Suisse. La pandémie a accentué ce phénomène, avec l’explosion de la livraison à domicile et des déchets générés, mais aussi paradoxalement la prise de conscience du gaspillage et la réflexion menant à des solutions concrètes. L’économie circulaire et celle du partage augmentent désormais, dans l’alimentation comme dans les transports. C’est une des premières tendances évoquées par Hanni Rützler lors du congrès de la SSN.
La chercheuse autrichienne, décodeuse de trends et autrice d’un rapport annuel toujours très attendu, invitait à faire preuve d’imagination, citant Douglas McMaster. Pour le créateur visionnaire de Silo, premier restaurant zéro déchet ouvert à Londres à la veille de la pandémie, «le gaspillage est un échec de l’imagination».
«La crise est ce moment où tout bascule et s’accélère, où les réflexions et les changements se précipitent. De nombreuses tendances se sont accentuées sous l’effet du Covid»: le schéma qui les résume ressemble à un plan du métro dont les lignes colorées se télescopent et se suivent, se recoupent et s’évitent. Individualisation, polarisation des genres (gender shift), vieillissement, transmission du savoir, réorganisation du monde du travail (new work), santé, écologie, connectivité, globalisation, urbanisation, mobilité, sécurité: Hanni Rützler définit une douzaine d’axes ou de fils rouges à l’œuvre aujourd’hui.
L’alimentation a toujours été un lieu de rencontre entre l’homme et la nature, l’histoire et les individus, le passé et l’avenir, le lieu d’interactions avec notre environnement. Quant aux mégatendances, elles sont ces mouvements de fond, aussi puissants qu’une avalanche mais qui se déroulent en principe lentement, sur plusieurs décennies. La pandémie a eu un puissant effet d’accélérateur. Avec la réorganisation du monde du travail, elle est aussi à l’origine d’une forme de néo-écologie, de reconnaissance de l’importance des échanges entre la nature et l’homme. Nos manières d’acheter et de manger ont changé en profondeur. Le mouvement glocal contribue à penser global tout en cherchant des solutions locales dans la vie quotidienne.
Notre perception du prêt-à-manger a changé. La santé est plus que jamais une dimension centrale de nos choix alimentaires, dictée par le souhait de renforcer notre immunité, mais aussi dans une perspective holistique et de durabilité. «L’alimentation a un impact déterminant sur l’environnement: les consommateurs en sont conscients. Le choix d’acheter local, on l’a vu récemment, a fait exploser les réseaux de vente directe et d’approvisionnement dans les campagnes.»
De même, la pandémie a fait avancer la tendance au flexitarisme. «En Asie, on peut déjà accéder à de la viande de laboratoire – à Singapour, on vous sert des nuggets de poulet de laboratoire et ce sera bientôt le cas en Europe, note la chercheuse. Compte tenu des autres alternatives d’origine végétale, le choix s’élargit: nos sociétés omnivores vont devoir renégocier leur assiette symbolique.»
Nos campagnes ont vu apparaître de nombreuses néo-cultures ces dernières années, avec des variétés jusqu’ici perçues comme exotiques, que l’on songe à la quinoa ou au gingembre, à la patate douce, aux graines de chia, aux légumineuses, voire aux agrumes, à certains champignons ou épices. Les Local Exotics, comme les nomme Hanni Rützler, sont un nouveau paradoxe culinaire. Dans la même mouvance, les élevages de poissons ou crustacés en circuit fermé se sont multipliés jusque dans nos villes. On pourrait citer le succès récent de saumon grison, du caviar bernois ou des crevettes argoviennes, qui répondent à un appétit de diversité.
L’histoire récente de l’humanité et de son alimentation depuis 1500 est faite de tels flux et reflux: après l’apport majeur du Nouveau Monde, l’industrialisation va réduire la diversité, puis les vagues migratoires vont au contraire l’accroître, tout comme le tourisme mondial et désormais le réchauffement climatique. Le consommateur final est ouvert, selon Hanni Rützler, et fait pression pour un changement: des aspirations nouvelles à la régionalité, à la durabilité, au commerce équitable sont à l’œuvre. Il demande un renforcement des normes d’étiquetage et de l’information, des emballages réduits et plus écologiques – autant de notions encore marginales mais en forte hausse.
Nous sommes entrés avec la fin de l’ère industrielle dans celle du savoir partagé, de l’accès facilité aux technologies nouvelles. Hanni Rützler y voit l’amorce d’un changement de paradigme, dans la mesure où le produit alimentaire est désormais perçu dans sa dimension holistique, qui inclut la durabilité et la santé. Par ailleurs, face à la surabondance de produits, dont certains ne répondent à aucune nécessité, il faudra prendre en compte cette aspiration au meilleur. «L’époque est propice à réinventer notre assiette.»
(Véronique Zbinden)