Venue du monde culturel, elle a ouvert Rosetta en 2010. Elle est aussi une créatrice engagée et une entrepreneuse, à la tête de cinq établissements à Mexico.
La carte d’Elena Reygadas invite à un voyage à travers les cultures préhispaniques, les produits emblématiques du Mexique et sa biodiversité foisonnante. La cheffe mexicaine nous reçoit pourtant dans un bâtiment à l’architecture presque familière, très européenne, un hôtel particulier de l’époque porfirienne (tournant du siècle) avec son puits de lumière central et la jungle végétale qui s’en échappe, ses volumes impressionnants, les fresques donnant à chaque pièce son atmosphère particulière. Savant mélange d’énergie et de discrétion, boucles châtain en cascade, sourire d’une grande douceur, Elena est à l’origine de Rosetta, son premier restaurant ouvert en 2010 dans le quartier aujourd’hui le plus arty de la capitale mexicaine, Roma Norte. Un lieu et une cuisine auréolés désormais de nombreuses distinctions, jusqu’à l’ultime consécration, le titre de «Meilleure Cheffe du Monde 2023» décerné fin avril à Elena Reygadas. «A l’origine, j’ai choisi ce lieu parce qu’il évoque une maison privée; je voulais recevoir mes hôtes dans un cocon, comme à mon domicile. J’ai même imaginé habiter à l’étage afin de rester proche de mes enfants, avant de réaliser que ce n’était pas une si bonne idée.»
Elena Reygadas, cheffe de cuisine
Avant de devenir une des personnalités les plus en vue de la foodosphère, la jeune femme a d’abord été étudiante en lettres et littérature anglaise, fascinée par Virginia Woolf, à laquelle elle a consacré sa thèse.
La famille Reygadas participe indirectement à sa vocation. Son père, administrateur culturel, adore manger: «Il m’a transmis sa curiosité et son envie de goûter à tout, d’explorer les cultures à travers la nourriture.» De son côté, la mère d’Elena, anthropologue, vient d’une famille nombreuse, habituée des grandes tablées et des réunions festives. «Surtout, elle est une hôtesse hors pair.»
La jeune femme – qui n’a jamais cessé de cuisiner, notamment au gré de jobs d’étudiante – ne sait pas encore à quoi elle se destine. Jusqu’au jour où une grève paralyse l’université et lui donne l’occasion de travailler davantage dans des restos. Quant au frère d’Elena, le cinéaste Carlos Reygadas, il contribue à révéler sa vocation en lui confiant la cantine sur le tournage d’un de ses premiers films. «Nous tournions dans une zone montagneuse, isolés de tout, et c’est la première fois que j’ai dû assumer une vraie responsabilité, planifier les achats, gérer une petite équipe, etc.». Un déclic, assurément.
Là-dessus, Japon remporte le prix de la première œuvre à Cannes et donne simultanément à sa belle cantinière le coup d’envoi d’une carrière culinaire. Elena s’envole pour New York, s’inscrit à l’International Culinary Center. Le chapitre suivant se déroule à Londres: la jeune Mexicaine décroche un job de pâtissière à la Locanda Locatelli, table réputée de la capitale, qui lui permet d’approfondir son goût du pain et des saveurs italiennes. Elle y restera cinq ans, retenant la meilleure leçon de la cuisine transalpine: en deux mots, le respect du produit.
Elena Reygadas, cheffe de cuisine
Entre-temps, sa fille Léa est née et, avec elle, l’envie de rentrer au pays. La cuisine mexicaine n’était pas alors le phénomène de mode qu’elle est devenue; il n’y avait encore ni Pujol, ni Quintonil parmi les collègues les plus talentueux. Mais de bons petits restos traditionnels, la street food, les taquerias et les pulquerias de toujours, les mêmes marchés bigarrés, baroques, partout une diversité et un patrimoine foisonnants.
«A mon retour, j’ai dû me réapproprier ma culture, me familiariser avec les produits et les saisons, qui ont un autre sens, une autre couleur qu’en Europe. Quand il pleut ici, il pleut vraiment. Le Mexique ne connaît pas les alternances printemps/été/automne. Aujourd’hui je suis très à l’écoute de ce rythme-là et les ingrédients me dictent ma carte.»
Elena commence par organiser des pop-up pour un cercle d’amis. Petit à petit, elle tisse son réseau de fournisseurs comme de clients: «Quand j’ai arrêté les événements, tout le monde en redemandait; j’ai ouvert Rosetta à ce moment-là, en 2010, dans ce quartier de Roma qui n’était pas encore tendance. Les fidèles et les amis ont suivi.» La nouvelle de son élection, ce printemps, a été «une belle surprise» mais n’a pas bouleversé sa vie. «Le rythme s’est tout simplement accéléré. Les Mexicains sont fiers de cette visibilité, particulièrement les femmes. Mon succès est le leur, c’est ce qui est beau.»
(Véronique Zbinden)
A la question – posée cent fois – de la dureté de ce métier pour les femmes, Elena Reygadas répond que son plus grand défi aura été de concilier travail et maternité. «Au Mexique (et pas que), ce sont toujours les femmes qui prennent soin des enfants et assument l’essentiel des tâches. Oui c’était dur, particulièrement quand mes filles étaient petites. J’ai dû jongler avec mes deux vies. Entre-temps, j’’ai divorcé, une des raisons tenant à mon mode de vie.» Elle a également créé une bourse afin de soutenir les jeunes talents au féminin; aujourd’hui une vingtaine d’étudiantes des écoles hôtelières en bénéficient.