Chef de cuisine de Franck Giovannini à Crissier, où il partage la fonction avec Damien Facile, le Vaudois est le premier chef cuisinier avec brevet fédéral de la maison. Portrait.
C’est l’histoire d’une rencontre à retardement, celle aussi d’un dialogue démarré il y a près de dix ans, d’abord dans l’ombre d’un événement tragique aux conséquences multiples, puis entretenu au gré d’échanges informels avec la certitude qu’il y avait là une trajectoire à narrer. Entre le premier entretien à la suite de sa victoire en janvier 2016 au Bocuse d’Or Suisse, où son tronçon de sole aux petits condiments et son bœuf en trois apprêts avaient conquis le jury, et l’interview réalisée en vue de cet article, une décennie ou presque s’est écoulée. Autant dire l’équivalent d’une vie quand on connaît le rythme auquel sont soumis les triples étoilés, parmi lesquels le Restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier – que Filipe Fonseca Pinheiro a rejoint le 10 octobre 2011, engagé par Benoît Violier quelques mois avant de succéder à Philippe Rochat – est une référence bien au-delà des frontières suisses.
Son patron d’aujourd’hui, Franck Giovannini, se rappelle parfaitement ses débuts – «il était jeune, calme, peu bavard» – et salue son ascension «phénoménale» au sein de la maison, parallèlement à sa participation à de nombreux concours, dont le Cuisinier d’Or, remporté en 2015. L’aventure du Bocuse d’Or, elle, se superpose à la disparition brutale de Benoît Violier. «J’aurais aimé pouvoir mieux l’accompagner pendant le concours», confie Franck Giovannini. Filipe, néanmoins, tient le cap et se qualifie pour la finale de Lyon. Coordinateur de l’Académie suisse du Bocuse d’Or, Lucien Mosimann souligne sa grande détermination, sa capacité surtout à rester concentré sur ses objectifs en dépit de l’adversité. D’autres, sans doute, auraient ployé. Mais il est solide, comme il l’est en défense, lors du traditionnel match opposant le FC Yvonand au FC Crissier, dont il a été privé l’an dernier en raison de son mariage à venir – «personne ne voulait qu’il arrive en béquilles à la cérémonie», raconte son épouse Adélie, Championne de service 2020. A l’évocation de ce mentor parti trop vite, on perçoit chez Filipe une émotion pudiquement contenue. L’histoire appartient à la brigade et on se contentera de savoir que cette dernière, à la suite des obsèques, dans le prolongement d’un repas commun pris sur le pouce, a travaillé sans toque, avec la volonté d’honorer la mémoire du défunt et d’assurer la pérennité de la maison.
Filipe, fidèle en amitié, partage avec son ami d’enfance Damien Facile le poste de chef de cuisine à Crissier – «mon bras droit et mon bras gauche», dixit Franck Giovannini. Il nourrit aussi une profonde reconnaissance à l’égard des figures, masculines pour la plupart, qui l’ont façonné. Avant Benoît Violier, Franck Giovannini et Philippe Rochat, il y a eu son grand-père, qu’il adorait, ses parents, pour qui il a le plus grand respect, nés au Portugal et établis dans la campagne genevoise, ainsi que Jérôme et Agnès Mamet, du restaurant Ô Flaveurs, à Douvaine, l’une des maisons où il a travaillé après le Lycée hôtelier de Savoie Léman. «Jérôme m’a poussé à viser toujours plus haut. C’est après mon stage chez lui que je suis allé chez Michel Troisgros.» Il en a d’ailleurs fait son témoin de mariage, après que Franck Giovannini et Lucien Mosimann eurent été ses parrains pour la procédure de naturalisation qui a fait de Crissier sa commune d’origine – ça ne s’invente pas.
Après Troisgros, Rochat. Pour lui, une évidence, mais il doit envoyer son CV à trois reprises avant d’être embauché comme commis. Il se souvient d’avoir déballé la nouvelle cuisine et tout de suite aimé la saine émulation au sein de la brigade. A la suite des concours, il se lance dans le brevet fédéral de chef cuisinier, notamment sous l’impulsion de Jean-Michel Martin. «La pratique, il maîtrisait, bien sûr, mais ce cursus permet d’acquérir de nouvelles compétences en termes de gestion», souligne l’ancien coach des candidats au Bocuse d’Or. Et Filipe d’insister sur le défi personnel qu’a représenté cet examen professionnel, réussi en 2021, et précieux lorsqu’il s’agit de coacher les nouvelles recrues.
Lucien Mosimann, coordinateur de l’académie suisse du bocuse d’or
Car la notion de transmission est pour lui centrale. Quand il est face à des jeunes prêtant une oreille attentive, il est intarissable. Au sein de l’Académie suisse du Bocuse d’Or, il est devenu pour les candidats «une figure centrale, un soutien précieux», relève Lucien Mosimann. Et dans le privé, il cultive son insatiable curiosité en collectionnant les livres de cuisine, qui remplissent une étagère, et en découvrant toutes les tables – étoilées ou non – avec le même bonheur. Tout au plus renâcle-t-il à goûter dehors ce qu’il sait préparer lui-même (c’est-à-dire à peu près tout), mais il aime les plaisirs simples. Son plus grand bonheur? «Voir les gens déguster ce qu’il a cuisiné», dit Adélie. Et quand vient le lundi soir, après deux jours de repos tout relatif occupés à cuisiner, ranger ou faire du sport, il n’a qu’un vœu: retourner à Crissier vivre sa passion.
(Patrick Claudet)