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L’autodidacte que l’on n’attendait pas

Bruno Verjus a eu plusieurs vies avant d’ouvrir Table, à Paris, en 2013. Un modeste resto de quartier propulsé dixième des 50 Best. Mais d’abord, une expérience rare.

Il ne fait rien comme les autres, Bruno Verjus. Vraiment rien. Cette idée, d’abord, de changer de vie à la cinquantaine pour ouvrir un restaurant. Mais aussi, dans le désordre: étudier la médecine avant de partir aux Etats-Unis; faire un virage à 180 degrés en créant sa PME de matériel médical et choisir de l’implanter à Taïwan, dont il pressent l’extraordinaire développement; vivre une vingtaine d’années en Chine, en s’y imprégnant profondément de culture, de philosophie; revenir en France – il est natif de Roanne, pays des Troisgros –, marquer une pause, puis se mettre à écrire des livres et des articles; imaginer avec un ami journaliste la mythique émission On ne parle pas la bouche pleine, sur France Culture.

Baptisé Table, le restaurant que Bruno Verjus a inauguré il y a dix ans est situé dans le quartier populaire d’Aligre, au cœur de Paris, entre Bastille et Gare de Lyon. (Philippe Vaurès)

Un jour, au milieu d’une interview, la révélation de ce qu’il veut véritablement faire. Nourrir. Bruno Verjus évoque ce virage radical entre les lignes de L’art de nourrir (Flammarion, 2021). «J’ai toujours fait ce que j’ai voulu faire», raconte-t-il aujourd’hui, après dix ans de sa nouvelle nouvelle vie. Après l’émission, il part une dizaine de jours à Singapour et, au retour, dans l’avion, il écrit le draft de ce qu’allait être Table. Table? Un petit resto délabré qu’il déniche dans le quartier popu d’Aligre, entre Bastille et Gare de Lyon, où tout doit être cassé, défait puis refait, revu selon les harmonies du feng shui. Des matières nobles aux résonances particulières. Le bois de chêne des Monts d’Arrée, en Bretagne, l’ardoise, le feutre, la chaux, un bar massif et sinueux qui se déploie comme pour embrasser la cuisine ouverte. Un lieu particulier. Presque une chapelle où s’écrivent et prennent vie des histoires chaque jour différentes.

Un laboratoire poétique

Dix ans et une pandémie après son ouverture, Table est LE lieu que tout le monde scrute, le laboratoire poétique où s’ébauchent des saveurs nouvelles, l’ovni propulsé dixième au classement des 50 Best, doublement étoilé par le guide Michelin, l’autodidacte qu’on n’attendait pas, ou qu’on attendait au tournant, pour lui reprocher qui son manque de technique, qui ses additions «astronomiques». C’est que le fonctionnement de l’enseigne de poche (25 couverts midi et soir quatre jours par semaine) est tout aussi singulier, marqué en premier lieu par une éthique, le choix assumé de payer décemment son équipe et ses fournisseurs pour un travail de grande qualité.

Bien mais alors, qu’y mange-t-on? Faut-il raconter dans le détail, au risque de lui enlever un peu de sa magie? Dire qu’on est encore éblouis par ce beignet d’anémone de mer? Ou plutôt commencer par expliquer que le menu unique, d’une dizaine de plats, baptisé couleur du jour est dicté d’une certaine manière par ses producteurs.

Au hasard, ce jour-là. Une palette colorée évoquant le gargouillou de Michel Bras avec ses quelques légumes, plantules, fleurs et fruits sauvages, la vigueur marine d’une touche de poutargue, un trait d’huile de céleri. Une huître d’Utah Beach et son mole de cresson et câpres vert vif. Pour accompagner le fameux beignet d’anémone de mer. Un bouquet d’amertume réunissant un trio de salades italiennes style trévise évoluant entre le rose, et le vert tendre, le jaune moucheté et le pourpre, un sabayon d’agrumes rouge sang et quelques éclats de noix. Une poignée de pibales évoquant des spaghetti carbonara, fond de lard, condiment ail doux et piment. Une St-Jacques laquée de sucs de bardes et de racines, chou en frisottis, émulsion de sotolon (l’arôme complexe présent notamment dans le vin jaune et le sirop d’étable). Pour couper court à un effet ronflant de litanie, on se bornera à citer la volaille de haut vol, de la race ancienne du Mans, comme laquée, et parmi les desserts, une tartelette mariant audacieusement un cru de cacao péruvien et quelques billes de caviar osciètre, l’huile de noisette et les câpres de Linosa.

Donburi de langoustines à cru en imitation de grains de riz, lentilles blondes de Champeix, émulsion homardine. (Stéphane Riss)

Quelque 300 fournisseurs

Autant d’histoires singulières qui, demain déjà, auront changé de musique, de couleur, de textures, d’origine, de culture et de patrie. Il faut savoir pour cela comment travaillent Bruno et son équipe de cuisine – «mes petits», comme les nomme avec tendresse cet ours maternel et nourricier – qui ont l’âge de ses deux enfants ou à peu près. Chaque matin est différent, chaque arrivage doit tout à son réseau de producteurs, pêcheurs, maraîchers, cueilleurs de France et parfois d’au-delà, Udine, Dieppe, Utah Beach, Trikalinos, Salina ou ailleurs, quelque 300 fournisseurs sur l’ensemble de l’année, estime-t-il. La palette de Bruno Verjus est là, et il la travaille avec ses «petits», donne l’impulsion et attend les suggestions, pour finaliser le menu qui se nomme aux couleurs du jour, illustré par la romancière et artiste Ingrid Astier, amie de longue date. «Je construis mes plats comme des promenades. Plus encore: comme des paysages oniriques. Chaque bouchée me projette dans une balade à mi-chemin entre mémoire et fantasme», raconte-il dans un livre-manifeste.

Table est une enseigne de poche avec ses 25 couverts. (dr)

Ces petits haïkus sont aussi le fruit d’une immense culture, d’une humilité devenue rare parmi les chefs, eux qui sont irrigués par les voyages et un regard curieux sur le monde. Pas étonnant dès lors que son équipe l’ait surnommé Wiki-Bruno. La finalité, le degré ultime du fine dining devrait tendre à cela, d’ailleurs: «prendre soin». Délivrer une cuisine qui fait du bien à l’âme, au corps et donc de la joie. Tout est lié, souligne le chef et médecin de l’âme. C’est un état d’esprit. Un rapport au vivant, souligne encore celui qui croit beaucoup aux énergies et se dit «ému chaque matin en arrivant au restaurant». On l’est aussi, immanquablement, en sortant de chez lui.  

(Véronique Zbinden)


Davantage d’informations:

table.paris