Pour le concepteur du projet MushRoom, le règne fongique a un potentiel largement inexploité pour l’alimentation, mais aussi l’environnement, la recherche et l’économie.
Dominik Flammer, depuis quand vous intéressez-vous aux champignons?
Mon père, médecin, est aussi un grand mycologue, à l’origine d’un livre de référence sur les espèces vénéneuses. Comme mes deux frères, j’ai grandi dans la forêt en cueillant des girolles et des bolets et cette passion fait toujours partie de ma vie. J’ai aussi eu ma propre école de cuisine durant 15 ans, qui m’a amené à les découvrir sous un autre jour, notamment dans d’autres traditions culinaires.
Beaucoup de gourmands adorent faire leur petite cueillette en forêt: les champignons manquent-ils vraiment de visibilité chez nous?
Il faut préciser que notre histoire commune est relativement récente, au contraire de plusieurs cultures asiatiques, qui ont un lien étroit et une connaissance plusieurs fois millénaire des champignons. Quelque 2000 ans avant notre ère, la Chine maîtrisait déjà leur culture, alors que les premiers champignons de Paris cultivés en Europe l’ont été vers 1750. A l’heure actuelle, on connaît ici une douzaine de champignons cultivés pour une cinquantaine d’espèces sauvages, tandis qu’il en existe des dizaines de milliers, certaines à utiliser à la manière d’épices, ou à consommer en petite quantité, telles les morilles, sans quoi on risque l’intoxication? Mais je constate une grande curiosité: de nombreux événements ont affiché complets lors du MushRoom à Zurich (lire encadré) et pratiquement tous les chefs contactés ont accepté de participer.
Mais comment expliquer une telle indifférence – ou faut-il parler de méfiance – à l’égard d’un univers passionnant?
On peut parler de méfiance, en effet. Les quelques cas d’intoxication qu’on recense chaque année, voire certains problèmes digestifs, ne suffisent pas à l’expliquer. Jusqu’à la fin du XIXe, les Suisses en consomment très peu: comme les légumes, ils interviennent de façon marginale dans les rations alimentaires, car peu caloriques à une époque où la plupart des gens ont une activité physique importante et besoin de 4 à 5000 calories quotidiennes.
Et dans le reste de l’Europe?
Au Sud des Alpes, on s’y intéresse un peu plus tôt, mais la France découvre les morilles au XIXe , fait ses premiers essais de culture entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe, alors qu’ils débutent au XXe en Suisse. La truffe est déjà un produit de luxe, oui, mais rarement consommée ou alors à la manière d’une épice. Un peu comme le caviar, que les Russes font découvrir à l’Europe en 1920, en plaçant des crachoirs à proximité car les gens trouvaient ça dégoûtant. On peut aussi rappeler que le commerce de produits sauvages est théoriquement interdit en Suisse, avec certaines nuances selon les cantons.
Les cuisines végétarienne et végane, mais aussi d’autres traditions culinaires, ont aussi contribué à rendre les champignons plus attrayants?
Il y a des recettes vraiment intéressantes à découvrir dans les traditions japonaises, coréennes, chinoises, notamment liées au bouddhisme. Leur consommation peut en outre contribuer à diminuer la part de protéines animales. Je suis omnivore mais j’ai beaucoup réduit la mienne et je reste convaincu que les champignons sont un complément idéal, par exemple les shiitakés, offrant un apport protéique intéressant pour de nombreuses variétés. Reste à savoir les apprêter de manière appropriée et délicieuse et à être créatifs… Comme pour la consommation de viande, je pense que les interdits ne servent à rien, il faut convaincre par le goût.
Et en termes de durabilité?
Les champignons peuvent aussi apporter leur contribution au thème du gaspillage alimentaire. Ainsi, une brasserie d’Appenzell a développé un substrat à base de drêches de bière, un sous-produit du brassage, sur lequel les champignons peuvent être cultivés. Le mycélium continue ensuite sa vie sous forme de compost: un cycle vraiment intéressant. Ces dernières années, de nombreuses start-up ont ainsi émergé dans ce domaine.
Quels sont vos coups de cœur «champignonnesques»?
Le plus décadent et génial est le plat d’amanite des césars dégusté au Piémont, associé à de la truffe blanche d’Alba. Une tuerie. Le plus bluffant? J’aime bien servir des lépiotes poêlées à la façon d’un steak à mes invités: ça évoque une pièce de veau, avec une vraie complexité, un goût concentré, umami qui fait que certains croient manger de la viande. Le plus fou sinon est peut-être le matsutaké des Japonais, qui est l’objet d’un vrai culte et se négocie à des prix délirants.
(propos recueillis par Véronique Zbinden)
MushRoom, c’est le nom d’un espace éphémère qui a proposé jusqu’au 14 octobre à Zurich des ateliers, conférences, masterclasses, repas et autres dégustations destinés aux professionnels et au grand public. Concepteur de ce projet né à la suite d’un contact avec Laurenz Werner, de la Fondation Aviva, active dans le domaine de l’alimentation durable, Dominik Flammer a loué un espace avec une grande cuisine à Altstetten et cinq jeunes talents de l’Ecole professionnelle de Zurich y ont développé des recettes avec des chefs consacrés.