Pas si perfide, Albion est notamment à l’origine du bœuf Wellington, des scones et du sandwich. Paru en 1861, le livre qui a inspiré la série «Downton Abbey» est enfin traduit.
On a tous en nous des blagues assassines sur la cuisine anglaise, une soirée traumatisante dans quelque pub glauque, quand ce n’est pas un séjour linguistique marqué par la jelly et les navets bouillis. Alors, légendes urbaines? Pourquoi cette réputation?
Il y a dans ces condamnations une large part d’arrogance, se récrie Arnaud Bachelin. «Les grands chefs français ont aussi contribué à cette cuisine, mais rien ne justifie cette réputation épouvantable, ni cette manière de se considérer les meilleurs du monde.» Archéo-botaniste et très anglophile spécialiste du thé, Arnaud Bachelin vient de traduire et publier le plus formidable des hommages à la culture anglo-saxonne. LE Beeton, comme le désignent les Britanniques, soit l’équivalent pour les Français des bibles de Ginette Mathiot et Françoise Bernard réunies, du Croqu’Menus suisse, est d’abord un résumé de l’art de vivre et de recevoir, des usages et des manières de table à l’ère victorienne.
Arnaud Bachelin, traducteur
Parue en 1861, sa première édition se vend à 60 000 exemplaires: à une époque où 60 % de la population ne sait pas lire, le chiffre donne une idée de son succès. Il était coutume de l’offrir aux jeunes mariées à l’orée de leur nouvelle vie, souligne Arnaud Bachelin et la beetonmania fut telle que le patronyme de l’autrice – Mrs Beeton ou une Beeton – est devenu synonyme en anglais de «super maîtresse de maison». Ce succès ne s’est jamais démenti jusqu’au tournant du XXe siècle, où la nouvelle génération des Jamie Oliver et des Gil Meller se dit elle-même redevable à Isabella Beeton… Les échanges scolaires, particulièrement durant les peu fastes années Thatcher, ont alimenté de nombreux stéréotypes, ajoute Arnaud Bachelin.
Mrs Beeton casse cette image et offre beaucoup d’idées originales, d’inspirations végétariennes avec ses soupes innombrables ou la richesse des gratins et des pies dont se délectait la reine Victoria.
What else? Que sait-on du bœuf Wellington? Il n’est pas encore baptisé à l’époque du livre et l’origine du nom est controversée, précise Arnaud Bachelin. Il remonterait à la bataille de Waterloo, le 18 juin 1815, que remportèrent les Britanniques sous le commandement d’un amiral duc de Wellington. C’est un plat qu’il adorait et aurait mangé durant la campagne. A moins qu’il ne soit dû à une caricature, car Wellington avait de gros mollets, dit-on, et ses bottes ressemblaient à ce fameux filet.
D’ailleurs, les Anglais consomment beaucoup de viandes en sauce, de grande qualité, au XVIIIe siècle, que le reste du continent leur envie, d’où leur surnom de rosbifs. Chez eux, le mouton est l’animal parfait, économe, déclinable de toutes les manières, dont tout se mange, jusqu’à la tête et qui a toujours été beaucoup élevé. Contrairement à la France, qui lui préfère le cochon… Et puis la tendance s’inverse: un siècle plus tard, les Britanniques ont très peu de nourriture, encore moins de viande, et éprouvent le besoin de l’utiliser rationnellement. On met certains morceaux à bouillir, c’est le moment où apparaissent les premières préparations industrielles, à l’instar du bouillon cube que la cuisinière émérite de Downton Abbey, Mrs Patmore, appelle «soupe de poche».
Les pubs sont déjà très populaires. Apparus au XIVe siècle, ils revendiquent une origine bien plus ancienne que les restaurants français – le plus ancien, à Saint Albans, remonterait même à 793: ils sont l’équivalent de tavernes ou d’auberges à boire, manger et dormir, un des centres de la vie de quartier, où se restaurent aussi les voyageurs. Les pubs proposent des assiettes composées avec des viandes froides ou les fameux scotch eggs, entre autres plats emblématiques repris dans le Beeton. La boisson phare y est évidemment la bière, que l’on brasse souvent dans les ménages, voire que l’on sert aux enfants au petit déjeuner, car elle est considérée comme nourrissante. Un des combats de l’ère victorienne consistera du reste à réduire l’alcoolisme des classes populaires.
Le milieu du XIXe siècle est un tournant, pour la France dont la gastronomie se met à briller grâce à l’aura des Brillat Savarin, Escoffier et Carême, et à l’avènement des restaurants. C’est aussi l’époque où l’Europe découvre de nouvelles boissons: café ou chocolat, qui deviennent l’objet d’une mode, et de nouveaux ingrédients venus de loin parfois. Le destin de la tomate est intéressant, si l’on songe que, cultivée en Angleterre dès la fin du XVIe siècle, elle s’y acclimate au même titre que la pomme de terre, malgré de nombreuses réticences.
La cuisine est toujours le fait d’acclimatation et d’appropriations successives, souligne Arnaud Bachelin. C’est notamment ce que fait la Grande-Bretagne avec ses colonies, dont elle ramène les curries indiens, pickles et autres chutneys, mais aussi le kedgeree, ce plat inspiré du kitchari indien, mêlant riz et poisson et qui apparaît aussi à l’époque victorienne. Isabella Beeton se dit de même redevable aux meilleurs auteurs contemporains, et aux nombreux voyages qu’elle effectue avec son mari Samuel en France, en Italie et en Allemagne, notamment.
Il faut encore évoquer la personnalité fascinante d’Isabella et le couple original, romantique et visionnaire qu’elle forme avec son mari Samuel, qui édita aussi bien Harriet Beecher Stowe (La Case de l’oncle Tom) que Conan Doyle ou Edgar Allan Poe, et de nombreux magazines. Grande lectrice, polyglotte, Isabella s’intéresse à l’activité de son mari, qui lui confie des rubriques dans son Englishwoman Domestic Magazine. Elle s’attelle bientôt à son projet, recueillant de nombreuses recettes auprès de ses lectrices et de la cuisinière de lord Wilton: Mrs Beeton’s Book of Household Management paraîtra en 1861 avec le succès que l’on sait.
(Véronique Zbinden)
En librairie
«Mrs Beeton, la femme qui bouleversa les cuisines anglaises»
Edition de l’Epure, Collection Faim de l’Histoire
861 pages, brochéISBN 978-2352553755