Les espèces exotiques envahissantes ou néophytes sont un fléau pour l’environnement et l’économie. Mangeons-les, suggère l’invasivorisme. A coup sûr, un des prochains trends.
Chez nous, la moule zébrée a déjà pris le dessus sur de nombreuses espèces indigènes, écrevisses comprises, tapissant le fond de plusieurs lacs. La renouée du Japon colonise nos forêts, alors que l’ambroisie est un des pires allergènes. Quant au raton laveur, ce charmant petit mammifère masqué, il serait en passe de coloniser le Plateau. Tous figurent, à un titre ou un autre, sur la liste noire des espèces invasives ou néophytes de la Confédération. Quelque 120 espèces animales ou végétales sont recensées dans l’inventaire national de 2006 – en cours d’actualisation –, incitant le Conseil fédéral à adopter, dix ans plus tard, une stratégie de lutte relative aux espèces exotiques envahissantes.
Le hic? Le tempo fédéral. Alors que les experts mettent en avant l’urgence à intervenir très tôt, tant que la situation est maîtrisable. «Certains sont arrivés par accident ou par négligence, accrochés à la coque d’un bateau ou dans la soute d’un avion; d’autres ont été relâchés intentionnellement ou installés dans nos parcs en raison de leur intérêt esthétique», explique le biologiste Daniel Cherix.
En général, ces indésirables s’installent discrètement, sur la pointe des pieds, sur quelques sites, le temps de voir s’ils s’y plaisent et, de là, se mettent à déferler, colonisant des zones grandissantes jusqu’à prendre le dessus sur la flore ou la faune existantes. L’absence de prédateurs leur laisse en général le champ libre. En Ecosse, la population d’écureuils gris est devenue incontrôlable, poussant à l’extinction du petit écureuil roux; aussi créatif que malicieux, Paul Wedgewood l’a inscrit à la carte de son établissement d’Edimbourg, le Royal Mile. «C’est d’abord une question de goût, souligne le chef dans un article du Guardian. La chair de l’écureuil gris est moelleuse, mêlant des saveurs de noix et de gibier. Facile à marier, elle remplace avantageusement le lièvre.»
L’idée est séduisante, admet Daniel Cherix, mais se heurte, selon les espèces, à de fortes résistances. On songe évidemment aux insectes – qui voudrait goûter au moustique tigre ou au frelon asiatique? – mais aussi à l’écureuil gris, dont la présence est désormais attestée en Suisse. «La menace est à prendre au sérieux: très familier, Sciurus carolinensis vient vous manger dans la main au bout de quelques minutes. Dans la plaine du Po, une campagne d’abattage de ces petits rongeurs a échoué, ses défenseurs s’accrochant aux arbres», relève Daniel Cherix.
Ces dernières années, la FAO elle-même a encouragé la consommation d’insectes via plusieurs programmes, mais aussi celle de méduses, qui prolifèrent depuis des années en Méditerranée. Et chez nous? Pour la cheffe et cueilleuse jurassienne Maria-Luisa Wenger, beaucoup de ces néophytes auraient des propriétés thérapeutiques, voire pour détoxifier la terre. Nombre d’entre elles étaient présentes avant la dernière glaciation. Si de rares espèces sont toxiques, beaucoup valent d’être découvertes et dégustées. «Personnellement, je préfère la tarte à la renouée du Japon à la tarte à la rhubarbe. On peut aussi farcir ses tiges et en faire des cannellonis», suggère la spécialiste. Voire consommer les jeunes pousses comme des asperges, propose le Lausannois Romano Hasenauer.
Maria-Luisa Wenger, cheffe et cueilleuse jurasienne
Dans les eaux suisses, la moule zébrée représente désormais un véritable fléau pour de nombreuses espèces indigènes mais engendre aussi de gros dégâts aux infrastructures. Afin d’enrayer sa propagation, l’OFEV mise sur l’information des acteurs concernés et l’instauration de mesures préventives. Qui sait si on pourrait en tirer un dashi, suggère Romano Hasenhauer, lui-même adepte de plongée et tenté par les nouveaux défis.
Serions-nous à l’aube d’un trend? Pour l’heure, rien ne bouge en Suisse, dans l’attente de la prochaine mise à jour de l’inventaire, attendu pour l’automne. Mais pourquoi ne pas mandater de grands chefs pour imaginer des modes nouveaux de consommation, propres à surmonter notre réticence naturelle à l’égard de bestioles bizarres autant qu’étranges? Depuis que le meilleur restaurant du monde, le Noma, élève et apprête des fourmis au goût de citronnelle, plus rien ne semble improbable.
(Véronique Zbinden)
La part des espèces néophytes dans la flore helvétique est passée de moins de 5 % à plus de 12 % entre 1982 et 2002, selon un rapport valaisan, qui préconise le recours aux herbicides pour combattre les plus envahissantes d’entre elles. Autre chiffre éloquent, le canton de Zurich a consacré un budget global de 1,15 million à la surveillance et la lutte contre la seule ambroisie, particulièrement allergène, entre 2006 et 2010.