Paul Imhof enrichit l’inventaire établi par une équipe de chercheurs mandatés par la Confédération. Le résultat est une somme passionnante, enfin traduite en français.
Vingt ans et quelque après le premier postulat déposé par Josef Zisyadis, alors conseiller national, c’est chose faite: voici enfin élucidés les mystères du Cenovis et de la boule de Bâle, du cordon bleu et du riz casimir, parmi tant d’autres. Enfin traduit, remis à jour, enrichi et illustré, Le patrimoine culinaire suisse recense plusieurs centaines de produits et traditions, et autant d’histoires fascinantes, au détour de ses 700 pages pesant le poids d’un nouveau-né.
Car la Suisse est un pays incroyablement innovant, nous dit en substance Paul Imhof, qui a vu naître le cervelas et la cicitt, le boutefas et le saucisson vaudois, leurs cousines au poireau, au chou, à la betterave ou à la pomme de terre, au foie et au sang, le violino di capra, le lammlidji, la longeole et le gendarme, le chantzet et les Schublig, la Bratwurst et les Stumpen (ou cigares) saint-gallois – parmi plus de 400 saucisses. Ou encore, au chapitre du génie fromager, tant d’illustres pâtes dures, mi-dures, extra-dures ou molles à croûte lavée, de plus singuliers Bloderchäs et Surchäs, produits sans présure selon une méthode ancestrale d’acidification naturelle, voire du redoutable Schabziger (dont l’odeur est due à la fermentation butyrique), des non moins formidables zincarlin de la Vallée de Muggio ou mascarplin du Val Bregaglia. Et toutes ces inventions boulangères: michons, cressins, pains liturgiques, pains des morts ou pains bénits, protégeant du feu ou guérissant du mal du pays, brioches, salées ou toetchés... Et qui se souvient de la flange, ce pain en forme de roue seul connu des Ormonants jusqu’au milieu du XIXe siècle, préparé avec le surplus de saindoux lorsqu’on bouchoyait? Ou de la pâtisserie qui donna son nom à la première ligne ferroviaire du pays (le Spanisch-Brötli-Bahn reliant Zurich à Baden), en 1847?
Mais le plus fascinant tient à sa nature évolutive: «C’est une histoire qui continue de s’écrire et de se transformer au jour le jour. Il s’agit de savoirs vivants», souligne le comité éditorial derrière l’aventure du Patrimoine. Ces produits varient et mutent en fonction du goût de l’époque, voire de ses dégoûts. On songe ainsi à la «tête de nègre», devenue politiquement incorrecte et débaptisée en français, alors que l’appellation Mohrenkopf demeure en allemand. Ou au grand retour de la «céréale précieuse»: omniprésent durant 2000 ans avant d’être éclipsé par les blés modernes, l’épeautre renaît, son potentiel nutritionnel enfin reconnu.
Pour remonter au Moyen Age, de nombreux couvents et monastères ont aussi laissé leur trace. Au temps de sa splendeur, l’Abbaye bénédictine de Saint-Gall est à l’origine d’une vaste gamme de produits, avec son jardin des simples modèle, ses potagers et ses écuries, ses trois boulangeries et ses trois brasseries, ses richesses considérables. Et sa fameuse bibliothèque recèle une des plus anciennes listes, voire la première, des aliments et boissons connus autour de l’an mille.
Le divin mais aussi la pensée magique se côtoient souvent. Appenzell a notamment son électuaire à base de genièvre, réputé éloigner le malheur, chasser les mauvais esprits et protéger de nombreux maux. Non moins étrange, le Magenträs, cette précieuse poudre aromatique mêlant sucre et épices, connu dès le XVIe siècle et toujours utilisé en pâtisserie, a clairement une vocation thérapeutique à l’origine. Et au chapitre de la santé, il faut mentionner l’intuition brillante du docteur Maximilian Bircher-Benner prônant un mode de vie naturel, au grand air, inspiré de la frugalité des montagnards: son muesli a entre-temps conquis le monde et en particulier celui de la health food. Autre pionnier, son contemporain Ambrosius Hiltl sera à l’origine du premier resto végétarien d’Europe: le Hiltl, une institution plus que centenaire.
Le comité éditorial derrière l’aventure de l’ouvrage
L’essentiel de ce corpus trouve son origine entre 1750 et 1850, un des critères retenus par la première équipe de chercheurs étant le fait d’exister depuis quarante ans au moins. Et l’industrie n’est pas non plus avare en trouvailles originales, confinées pour certaines à un terroir minuscule, vouées pour d’autres à conquérir la planète. La recette actuelle des sugus, n’a plus grand-chose à voir avec celle de 1931; racheté par un grand groupe, le bonbon coloré s’écoule à des millions d’exemplaires en Chine lors du Nouvel An, où son idéogramme est synonyme de chance. Rivella, Pepita et autre Vivi Kola n’ont pas précisément connu le même succès hors des frontières nationales. Et comment diable un brasseur de Rheinfelden a-t-il conçu l’idée du Cenovis, en 1931, à partir d’un cocktail de levure de bière, d’extrait végétal et de vitamine B1? Une nourriture d’astronautes qui fut d’abord destinée aux rations de survie de nos soldats.
Bref, que d’histoires passionnantes, souvent délicieuses. L’origine de la meringue, que Joseph Favre attribue à Meiringen (BE). Elle demeure nébuleuse et disputée, les archives de la commune ayant brûlé… Quant à l’invention du cordon bleu, malgré une enquête haletante du Valais à la Franche-Comté et de la Lombardie au Val d’Aoste, l’auteur ne parvient pas à trancher.
(Véronique Zbinden)
Paul Imhof, «Le patrimoine culinaire suisse», Editions Infolio, 2022, 720 pages. Photographies d’Antal Thoma