Le Grand Cru Classé de Saint-Julien a proposé à des professionnels helvétiques de déguster quelques-uns de ses millésimes avec la cuisine de l’Atelier Robuchon. Une plongée dans des vins racés.
En venant à l’Atelier Robuchon de l’Hôtel Woodward à Genève pour présenter ses vins à des professionnels, le Château Lagrange veut montrer tout son potentiel sur le marché suisse, qui correspond aujourd’hui à seulement 5 ou 6 % de ses ventes. Le premier marché pour Château Lagrange reste la France à 23 %, dont sept bouteilles sur 10 sont vendues en grande surface. Le deuxième marché se situe au Japon, intéressé plutôt par des millésimes challengers et le troisième les États-Unis, marché passionné par les grands millésimes. Mais cela permet également à Château Lagrange de montrer les possibilités d’accords gastronomiques avec ses nectars élégants. Le domaine organise 330 évènements par an de ce type à travers le monde.
Il faut remonter au Moyen-Age pour retrouver les premières traces de Château Lagrange. Ce troisième Grand Cru Classé, en 1855, propose 118 hectares d’un seul tenant autour du château, comme ses voisins de Gruaud Larose ou de Talbot. La superficie et les parcelles du vignoble d’aujourd’hui restent celles qui furent classées sous Napoléon III. Situées sur deux croupes de graves günziennes, dont l’une est le point culminant, à 24 mètres, de l’AOC Saint-Julien.
Le grand vin du Château Lagrange représente rarement plus de 40 % de la récolte. Les producteurs y cherchent l’équilibre entre les trois cépages plantés sur le domaine: cabernet sauvignon, merlot et petit verdot. Tout cela sur des vignes de 40 ans d’âge. Les proportions de cépages se laissent déterminer, chaque année à l’aveugle, par les quatre œnologues du domaine et l’œnologue conseil, très apprécié à Bordeaux, Eric Boissenot. Cela peut atteindre jusqu’à 86 % de cabernet sauvigon en 2022. «Incontestablement le grand cépage de la rive gauche», s’exclame le directeur général du château, Matthieu Bordes.
Ce dernier confectionne les vins depuis 18 ans et explique que la qualité du vin dépend de trois facteurs. La date de la récolte: en principe trois au quatre jours après Margaux et Pessac-Leognan, également sur la rive gauche. L’argent investi par le propriétaire: en l’occurrence la famille japonaise Suntory, société de fabrication et de distribution d’alcool, notamment de whisky, qui y a consacré environ 30 millions depuis 1983. Et enfin dernier critère: l’effort de la sélection. Le raisin foulé est accompagné dans chacune des 102 cuves en acier inoxydables jumelées aux 103 parcelles du domaine. Le double de cuves que dans les années 1980, «pour gagner en précision», explique Matthieu Bordes.
Entrons dans le vif de la dégustation avec le millésime 2010: 60 % de cabernet sauvignon, 31 % de merlot et 9 % de petit verdot. Ce nectar propose des arômes de clou de girofle et de griotte, un jus épais, une amertume finale langoureuse. Tout cela à partir d’une vendange chaude le jour, froide la nuit. Une vinification que Matthieu Bordes qualifie de classique «par sa structure tannique, sa tension», un vin qu’il trouvait difficile, les premières années, et qui arrive à un bel équilibre aujourd’hui. Superbe accord tranchant avec le plat d’Olivier Jean, deux étoiles Michelin, à l’Atelier Robuchon, «le gruyère AOP et l’artichaut poivrade» qui comprend un soufflé vapeur minute, mitonné d’artichauts camus et une poignée croquante de basilic grillé. Le vin évolue dans le verre et développe des arômes puissants de sous-bois, de truffes et de poivre. Le plat propose une jolie dramaturgie avec de rustiques tranches de gruyère sous cloche, qui le précède sur la table. Le chef râpe lui-même le fromage sur le plat, avec le même soin que pour une truffe.
Un Château Lagrange 2016, considéré comme un grand millésime à Bordeaux, vient aussi accompagner ce même plat, encore plus dominant en cabernet sauvignon (70 %), contre 24 % de merlot et 6 % de petit verdot. Son acidité franche et sa plus grande discrétion que le 2010 mettent en avant les subtilités du plat. Le chef travaille beaucoup la dimension olfactive de ses créations, ce que l’on ressent encore davantage avec des accords, mets et vins, aussi calibrés. Intéressant de déguster, juste après, le millésime 2000 que l’on peut considérer comme le laboratoire du 2010, par son nez truffé et sa bouche kirschée. Le millésime reprend cette trame nette, mais obtient une plus grande finesse.
Le millésime 2009 se distingue par sa vivacité, son amertume franche et développe de riches arômes de cassis. Le voilà accordé à un traditionnel filet de bœuf suisse, à la cuisson impeccable et son foie gras en interprétation Rossini, souligné par un beau jus de porto vintage.
Château Lagrange fut aussi précurseur, dès 1983, en lançant Les Fiefs de Lagrange, à une époque ou peu de propriétés consacraient 60 % de leur récolte à un second vin. Son rapport qualité prix très doux et son côté rond en bouche contribuent à son succès auprès du grand public. Comme le montre le millésime 2009 encore très tendu aujourd’hui, mais qui touche moins directement aux émotions que Château Lagrange.
Cette dégustation met aussi en avant l’ensemble de la prestigieuse appellation Saint-Julien située sur la rive gauche de la Gironde, en plein cœur du Médoc, entre Margaux et Pauillac. Elle possède une particularité remarquable, elle comprend 920 hectares avec 19 domaines, dont onze grands crus classés soit 85 % de sa surface.
(Alexandre Caldara)