A 27 ans, cet ovni débarqué à Genève de sa banlieue du 93 est le chouchou de Top Chef et un as du reggaeton. Talentueux et au fait des codes de la communication.
C’est un peu un remake de l’arrivée de Jean Imbert, succédant à Alain Ducasse au Plaza Athénée. L’irruption de la génération Top Chef dans les cuisines étoilées et celles des palaces, souvent les mêmes, la consécration logique d’Instagram et des réseaux sociaux. Bon, le parallèle s’arrête ici. On vous parle d’un palace genevois en 2023, d’une passation de pouvoirs qui s’y opère en douceur et dans une forme de continuité, loin des guéguerres parigo-mondaines.
De quoi s’agit-il? Le nouveau chef du Bayview, table étoilée de l’hôtel Président Wilson s’appelle Danny Khezzar, et, à 27 ans, il est à la fois rappeur, candidat de Top Chef et chouchou des réseaux sociaux. Il n’y a pas si longtemps, il passait chaque matin un jogging par-dessus son costard en quittant sa banlieue pour aller suivre les cours de l’Ecole hôtelière Jean Drouant et prendre son service au Ritz – histoire de «pas avoir de problèmes». C’est l’époque où, jeune commis, il se forme auprès de Michel Roth, dans sa table parisienne doublement étoilée de la place Vendôme.
Côté face, son quartier de Rosny-sous-Bois, dans le 93, la famille, les amis; côté pile, les ors des palaces. D’un côté, la musique et les frères Bizzy, le groupe qu’il forme avec son meilleur ami, le look qui va avec, les dreads et l’humour; de l’autre, la toque et la tenue blanche impeccable qu’il arbore dans son quotidien de chef d’une table étoilée, au sein d’un palace genevois.
On peut ne pas regarder Top Chef, difficile toutefois d’échapper au phénomène médiatique Danny Khezzar. Pas seulement parce qu’il semble imbattable dans le nouveau concept de brigade cachée de l’émission – qui vient de lui permettre de réintégrer la compétition «officielle» en quarts de finale –, chaque nouvelle victoire lui valant des torrents de commentaires positifs et d’encouragements sur les réseaux sociaux. Mais surtout parce que les vidéos de recettes qu’il poste de sa cuisine du Bayview révèlent, comme celles de sa musique, une personnalité solaire, un humour qui semble préserver de la grosse tête, un vrai charisme.
Dans la salle lustrée, nappée de blanc, entre cuir moelleux et vaisselle fine du Président Wilson, avec quelques silhouettes affairées à la mise en place du service de midi, le jeune homme se raconte sans se départir de son sourire, ni de son étincelle de malice.
Aujourd’hui, c’est à scooter que Danny fait les trajets de son quartier d’Ambilly, en Haute-Savoie, au palace genevois des quais, réputé abriter la suite la plus chère du monde. Il vient d’être nommé chef du Bayview – 27 couverts pour 10 cuisiniers –, Michel Roth étant promu chef exécutif de l’ensemble des tables de l’hôtel. «J’ai toujours fréquenté plusieurs univers très divers tout en sachant m’y adapter», note ce véritable caméléon.
L’enfance à Rosny-sous-Bois, le 93, centre météo de l’Hexagone et quartier populaire où il grandit jusqu’à ses 18 ans? «C’est ce qui fait ce que je suis maintenant.» A l’école, il a de la facilité, notamment en maths, mais ce n’est pas son truc: «A 15 ans, mes parents nous ont offert un brunch au Ritz. Une révélation», raconte-t-il. «Mon père m’a suggéré d’aller me présenter au chef Michel Roth, et lui, avec sa vraie gentillesse, nous a fait visiter les cuisines avant de me glisser sa carte en disant – si tu cherches un stage, n’hésite pas à m’appeler. L’année suivante, c’est ce que j’ai fait.»
Les origines de Danny, sinon? Un grand-père cuisinier avant que le virus saute une génération: son père est plombier, sa mère secrétaire dentaire. «Ils m’ont soutenu dans tous mes projets. On adore être ensemble et partager des moments autour de la table. Petit déjà, j’aimais bien essayer des recettes, d’abord en pâtisserie et ensuite des choses simples, style des endives au jambon avec leur béchamel, ça les rendait fiers.»
Garder l’esprit des produits
«Jeune ado, je me voyais plutôt star de la musique mais mon premier stage chez Michel Roth m’a ouvert d’autres portes, appris la rigueur, éveillé à cet autre art de la gastronomie», explique le jeune chef. Entre-temps, à Paris, le Ritz ferme pour travaux et Danny devient commis au Gaya, chez Pierre Gagnaire; les deux chefs aux philosophies si différentes et si affirmées restent depuis ses mentors et ses modèles. En termes de rigueur et de créativité.
Désormais installé à Genève et auréolé d’une étoile Michelin, Michel Roth propose à Danny de l’y rejoindre. A 19 ans, en 2015, il quitte le cocon familial et part pour «l’aventure suisse». Arrivé comme commis, il passe successivement demi-chef de partie au garde-manger, chef de partie des garnitures, premier chef de partie aux cuissons et enfin sous-chef, au gré de la hiérarchie propre aux grandes brigades. Il commence alors à créer des plats.
«J’adore partir d’un mets très familial comme le gratin dauphinois et le transformer en un gratin transparent. Travailler l’asperge avec du sarrasin et une pâte de sésame noir et revisiter la mousseline que faisait ma maman, en injectant un sabayon léger à l’intérieur d’une coquille d’œuf.»
Il a aimé le côté spectaculaire et ultracréatif de la cuisine dite moléculaire – mais sans les additifs. Il faut d’abord comprendre un produit, connaître sa composition, savoir qu’un bain d’algues avec du calcium va produire une membrane qui explose en bouche – en réalité, une sphérification inversée – avant de pouvoir imaginer ce turbot et sa fausse burrata, à base de lait ribot, estime Danny Khezzar. Autrement dit, «garder l’essence d’un produit, avant d’y ajouter le côté visuel, créatif et l’émotion».
(Véronique Zbinden)