C’est un vigneron de Tortone qui lâche la formule: Derthona, dédié exclusivement au cépage blanc timorasso, pourrait avoir le succès du plus fameux des crus rouges du Piémont.
Jusqu’au millésime 2021, il était possible de vinifier à l’extérieur du périmètre des Colli tortinese, un rectangle de 50 km de long, s’étendant de la plaine du Pô aux Apenins, et de 25 km de large, rythmé par six vallées principales. Mais, selon le futur disciplinaire, qui devrait être adopté par Rome cette année encore, de la dénomination contrôlée (DOC) Derthona, du nom romain donné à Tortone, au sud de la mégapole milanaise, le vin revendiquant la DOC devra être obligatoirement vinifié dans la région de production. Toutefois, ceux qui ont anticipé la législation, réservée au seul timorasso, pourront continuer à vinifier hors de la zone.
Les quatre opérateurs connus des Langhe, la région d’Alba, que sont Borgogno (Farinetti), La Spinetta (Rivetti), Pio Cesare (Boffa) et Vietti (racheté par un financier américain), ont eu la vista au bon moment, suivis par Roagna, Oddero ou Garetto. Ce dernier est réputé à Nizza, un cru DOCG de la barbera, le cépage qui reste majoritaire dans les Colli tortinese. Avec 600 hectares, le raisin rouge à grande acidité et riches en alcool, mais pauvre en tanins, demeure deux fois plus planté que le timorasso, qui vient de dépasser les 300 hectares (330) et le million de bouteilles par an.
Comme la plupart des anciennes variétés, le timorasso, mentionné dès le Moyen-Age, a été abandonné au profit de cépages plus faciles à cultiver. Le changement climatique a favorisé son retour: sensible à la pourriture grise, il risquait d’être réduit à néant par les pluies d’automne. Il ne mûrissait qu’en octobre, alors que ces derniers millésimes chauds et secs, on l’a récolté en même temps que la barbera, à mi-septembre.
Le cortese, qui fait encore la réputation du cru voisin, Gavi, était bien plus facile à conduire et à vinifier. Aujourd’hui, il n’est plus possible de planter ce cépage blanc dans le périmètre de Derthona. Son prix s’est effondré à 0,80 euros le kilo, contre le triple pour le timorasso, dans une région où subsistent de nombreux agriculteurs-viticulteurs. «Avant la mode du prosecco, le cortese donnait les mousseux les plus populaires d’Italie», rappelle Carlo Volpi.
Grâce notamment au marché suisse alémanique, ce producteur de Tortone, qui dit exporter 90 % de ses 3 millions de bouteilles dans 35 pays, a tout misé sur la culture en bio de son domaine. Y compris pour le revêche timorasso, qui prospère sur un coteau verdoyant, sur 10 hectares à la Cascina La Zerba, un domaine acquis il y a vingt ans.
Comment apprivoiser le timorasso en cave? Le «disciplinaire» paraît encore libéral, réparti entre Piccolo Derthona, Derthona (tout court, dit «classique») et Riserva, avec des exigences qualitatives allant «crescendo». On trouve de tout dans les caves... De l’Italien revenu d’Amérique, Enrico de Alessandrini, qui a vinifié son premier millésime de timorasso en Bourgogne, chez un ami vigneron, avant d’avoir sa cave, Sassaia, où il applique des mesures pilotées par la technologie la plus avancée, avec fermentation, malolactique, dans des fûts de chêne français «neutres».
Jusqu’aux «puristes» un rien baba cool de la coopérative Valli Unite, et leur voisin Ricci, qui alignent, chacun, à côté d’un timorasso classique (les deux bien notés sur le nouveau millésime 2021), diverses cuvées où le raisin macère jusqu’à 90 jours, puis est élevé en jarre, enterrée comme en Géorgie, ou en fûts d’acacia, à la limite du «vin orange», tant par la couleur que par la densité en tanin. Daniele Ricci propose même un bluffant «vin jaune», resté cinq ans sous voile et Valli Unite un «pet’nat’» de timorasso cultivé à... 900 m d’altitude.
En passant par celui qui se dit le plus gros producteur de timorasso (quelque 150 000 bouteilles par année), Claudio Mariotto, du «clan» de base, initié par Walter Massa, ténor des viticulteurs indépendants italiens, et infatigable défenseur du cépage de ce coin de Piémont. D’un millésime à l’autre, depuis plus de 30 millésimes, le Pitasso de Mariotto (souvent 3 verres au guide Gambero Rosso) explore toute la palette des arômes, du plus exubérant au plus amer, du plus tendre au plus acide, sans craindre les défauts (un rédhibitoire goût de moisi) ou un léger volatile, comme dans son «l’imbevibile» 2018, macéré en amphore.
Ou encore l’original Ezio Poggio, installé un peu plus au sud, en altitude, plus précisément dans la sous-zone Terre di Libarna: il produit 10 000 bouteilles de mousseux, à base de timorasso, dont une «méthode traditionnelle», et 40 000 bouteilles de blancs secs, en cuves inox, Caespes et Archetipo. Ce dernier, apprécié sur 2016, répondait à l’ambition de son étiquette: nez d’allumette frottée, structure bien balancée entre acidité et amertume, d’une étonnante dynamique. La démonstration d’un grand vin blanc, apte à s’améliorer en vieillissant, c’est sûr!
(Pierre Thomas)