Othmane Khoris était depuis fin 2021 le chef pâtissier de l’Alpina Gstaad. Il vient de quitter le cinq-étoiles bernois afin de lancer un projet en solo prévoyant l’ouverture de boutiques à Genève et Zurich.
On l’avait rencontré en janvier et déjà il évoquait des plans d’avenir. D’un côté, l’examen Un des Meilleurs Ouvriers de France (MOF); de l’autre, l’ouverture à terme de ses propres boutiques en Suisse, avec le soutien d’un partenaire, et selon le principe d’un laboratoire unique acheminant des créations à la fois sucrées et salées vers différents points de vente. Un double défi qui l’enthousiasmait, disait-il, et taillé sur mesure pour l’esprit combatif qu’il a développé durant les huit années où il a appris son métier à Paris, là où la concurrence pousse à l’excellence.
Vendredi 10 mars, patatras: le Gault & Millau Channel annonce son départ de l’Alpina Gstaad le jour où l’hôtel clôt sa saison d’hiver. Au téléphone, Othmane Khoris confirme que l’aventure se termine plus tôt que prévu en raison de certaines incompatibilités de vues, tout en assurant dans le même temps qu’il quitte la maison en bons termes. «L’idée était de toute manière de lancer mon projet dans les 10 à 12 mois; je vais simplement pouvoir m’y consacrer pleinement dès à présent», confie le Pâtissier de l’année 2023.
Soutenu par un financier parisien, le Français de 27 ans qui dit avoir trouvé en Suisse un cadre idéal pour vivre et travailler prévoit l’ouverture de points de vente dans plusieurs villes, dont Genève et Zurich, tous approvisionnés par un laboratoire central. Mais avant de découvrir son nouveau concept, qu’il doit encore peaufiner, coup de projecteur sur ce jeune prodige de la pâtisserie.
S’il dit être plutôt salé que sucré et fuir à tout prix les chichis, le chef pâtissier n’en a pas moins réussi à séduire avec ses douceurs le jury du Gault & Millau, qui a salué «son esprit d’innovation et ses créations saisonnières utilisant les sucres les plus naturels possibles». Le titre de Pâtissier de l’année 2023 couronne donc une approche décomplexée, laquelle rend hommage aux maîtres qui inspirent le Suisse d’adoption (Yannick Alléno en tête) et défriche dans le même temps de nouvelles voies.
Parmi ses faits d’armes, on citera son pamplemousse en mode zéro déchet, dont l’écorce carbonisée sert d’écrin à une déclinaison de l’agrume en trois textures (confiture, gelée, sorbet) avant d’être entièrement recyclée. Avec ce dessert dans lequel la fraîcheur prime sur l’amertume, l’ex-chef pâtissier de l’Alpina Gstaad a apporté une touche finale ludique au menu gastronomique du Sommet by Martin Göschel (1 étoile Michelin, 18/20 Gault & Millau), le contenant végétal étant servi sur un lit de glace après avoir été flambé en salle sur un kanoun.
Au pamplemousse se sont ajoutées d’autres saveurs exotiques, à l’instar de celles du crumble coco avec gelée de citron vert, sorbet coco et espuma. Les produits locaux, les grands oubliés? «Pas du tout! J’ai prévu de les intégrer dans mes futures créations. Depuis mon arrivée en Suisse, j’ai déjà rencontré un certain nombre de producteurs du pays et mon exploration du terroir helvétique va se poursuivre», confie Othmane Khoris.
Parallèlement, il s’amuse aussi parfois revisiter la recette de classiques que l’on ne s’attendrait pas à trouver dans un cinq-étoiles. Par exemple? Le riz au lait, qu’il a mis à la carte du Megu, le restaurant japonais de l’Alpina, et qui est vite devenu une valeur sûre. L’idée lui est venue à force de voir le chef Tsutomu Kugota laver le riz à sushi pour en retirer la couche d’amidon. «Je me suis demandé l’impact qu’aurait l’utilisation de cette matière première sur une recette classique de riz au lait. Poussant mes investigations, j’ai ensuite fait fermenter les grains avec du koji pour y apporter une valeur nutritive, avant de cuire le tout à feu doux et de le laisser infuser pendant 48 heures dans du lait, avec de la vanille. Pour finir, j’ai ajouté de la crème double de Gruyère, d’où la texture onctueuse.»
Face au chef pâtissier, on déguste cette spécialité maison en s’étonnant de lui trouver des qualités gustatives qu’on n’avait jamais décelées dans sa version classique. «C’est souvent le cas, reconnaît-il. Ma plus grande fierté, d’ailleurs, c’est quand on me dit que ce n’est pas un simple riz au lait, mais LE riz au lait», dit-il en souriant.
Ce qui lui plaît aussi, c’est l’apparente simplicité de l’entremets, qui cache en réalité une certaine virtuosité. Chaque étape nécessite une grande précision d’exécution, ce qui explique que la préparation ait été confiée à une seule des trois personnes constituant son ancienne brigade, avec une rotation à chaque nouvelle saison – «une manière de garantir une qualité constante». Et quand on lui demande si ce délice dont il parle avec un tel enthousiasme évoque des saveurs d’enfance, celles d’un mets avec lequel il aurait grandi, il assure que non. «Moi, c’était plutôt le tiramisu, les brownies et la tarte au citron, qui a longtemps été mon dessert préféré.»
De sa jeunesse, Othmane Khoris garde aussi le souvenir des pays où il s’est établi successivement avec sa famille, au gré des mutations de son père, qui vendait du matériel de cuisine. Quitter un lieu au moment où l’on vient de s’y faire des amis, un drame? «Non, c’était pour moi la routine. C’est de ne pas bouger qui est étrange», explique-t-il. Voilà sans doute pourquoi, au terme de sa formation à la dure à Paris, d’abord chez Stohrer, véritable institution, puis dans d’autres maisons – «huit années durant lesquelles je n’ai pratiquement vécu qu’en cuisine» –, il part début 2018 à Dubaï, où il devient le chef pâtissier exécutif du Hilton Jumeirah. Il occupe deux ans plus tard un poste similaire au Ritz-Carlton des îles Caïmans, puis lorgne New York.
La pandémie met un frein brutal à ses projets. Sur les conseils d’un ami, il se rend en Suisse, où il est nommé chef pâtissier du Grand Hôtel des Bains à Saint-Moritz. L’expérience ne le convainc qu’à moitié, il envisage de retourner en France mais tombe sur l’annonce de l’Alpina Gstaad. En l’espace de quelques heures, il postule et rencontre le chef exécutif Martin Göschel, qui l’engage sur-le-champ. «On s’est tout de suite bien entendus, et, à l’issue de ma première saison d’hiver, j’ai su que j’avais trouvé non seulement un établissement où je pourrais exprimer librement ma créativité, mais aussi un pays où j’aurais envie de vivre et m’épanouir en famille.» Sa carrière, si elle se poursuivra désormais loin du cinq-étoiles bernois, gardera néanmoins l’empreinte de ce passage à Gstaad, où il a conquis ce titre qui en annonce peut-être d’autres.
(Patrick Claudet)