Le riche parcours de l’ancien chef de cuisine du Pont de Brent, auréolé de trois étoiles Michelin de 1997 à son départ à la retraite en 2010, a été salué lors de la récente cérémonie des Mérites culinaires 2023.
Gérard Rabaey, on vous a remis début mars le Mérite culinaire d’honneur. Que représente à vos yeux cette récompense?
C’est un privilège et un honneur d’avoir été nommé. Je vois ce titre comme la reconnaissance de mon engagement, de ma détermination et de ma passion pour le métier de cuisinier. J’aime aussi à penser qu’il salue mon rôle de passeur, moi qui ai eu quelque 300 cuisiniers en une trentaine d’années. Beaucoup sont devenus des références, dont Didier de Courten et Daniel Humm, pour ne citer qu’eux, ce qui est une source de grande fierté.
Votre épouse Josette était à vos côtés. Ce Mérite, une récompense partagée?
Absolument. Nous sommes mariés depuis 51 ans et nous avons travaillé ensemble toutes ces années. Elle s’est alignée sur mon niveau d’exigences, ce qui n’a pas été une sinécure, et elle a toujours eu le sens de l’accueil. Elle a aussi utilisé sa sensibilité artistique pour composer chaque semaine de somptueux bouquets. Sans parler de sa belle écriture, avec laquelle elle rédigeait les factures.
Ce jour-là, vous étiez aussi parmi vos pairs. Un plaisir?
Ma femme ne m’a pas reconnu. Elle a trouvé que j’avais dix ans de moins et m’a senti très détendu, dans l’instant. D’ordinaire, j’ai tendance à être anxieux et j’ai toujours une journée d’avance. Même quand je roule à vélo, je pense au lendemain, alors qu’il n’y a objectivement plus de défi professionnel.
Les témoignages ont aussi été nombreux sur les réseaux sociaux. Y êtes-vous sensible?
Il y a eu effectivement beaucoup de vues et de likes, beaucoup aussi de témoignages d’anciens collaborateurs. C’est très touchant de voir ces gens se manifester, comme lorsque je poste la photo d’un plat sur Facebook, par exemple.
Ces honneurs, ces rencontres, ces messages en ligne, tout cela ravive-t-il des souvenirs?
Depuis quelque temps déjà, j’ai le sentiment de ressasser. La nuit, souvent, je repense à mon enfance, au début de mon apprentissage, à mon armée, à ma carrière.
La nostalgie prédomine-t-elle?
Il y en a, forcément. Elle est liée à l’âge et au sentiment que j’ai de boucler la boucle. Mais il y aussi une forme de fierté. Mon épouse et moi sommes partis de rien et nous avons pris tous les risques. Le succès critique et commercial de notre enseigne nous a rendus fiers.
Avec le recul, de quelle façon décririez-vous le chef que vous étiez alors?
J’étais strict mais calme et réservé. Philippe Rochat, avec qui je parlais toutes les semaines, s’enflammait mais donnait ensuite une tape dans le dos de la personne qu’il venait de sermonner. Moi, je ne criais peut-être pas, mais jamais je n’ai fait ce geste vers l’autre. Cela dit, j’ai toujours appelé tout le monde par son prénom, y compris les casseroliers, que j’ai toujours valorisés, et qui n’ont été que quatre en 30 ans.
Et au piano?
J’adorais la création de plats à la minute. C’est une vraie prise de risque, car on n’a aucun recul, mais cela évite la lassitude du menu qu’on cuisine six à sept semaines. Il y a aujourd’hui, il me semble, davantage de préparations en amont, et moins de cuisine en direct.
Sortez-vous encore beaucoup?
Environ une fois par semaine, souvent avec des amis. Mon épouse et moi privilégions les petits établissements conviviaux et les restaurants de montagne, après une promenade.
(propos recueillis par Patrick Claudet)
De son apprentissage à Dinan à sa consécration au Pont de Brent, Gérard Rabaey a bâti sa carrière à force d’abnégation.
Dans Retour aux sources (Lausanne, Editions Favre, 2013), Gérard Rabaey évoque ses débuts dans une profession qu’il n’avait pas choisie, et le déclic survenu au moment où sa patronne a écrit à ses parents qu’elle aurait voulu que «ses enfants soient comme lui». Dès cet instant, il sait qu’il a trouvé sa voie et se forme au contact des livres, lui qui n’est passé dans aucune grande enseigne. Son moteur? Le besoin de reconnaissance: celle d’abord de son père, décédé quelques mois avant la troisième étoile attribuée au Pont de Brent en décembre 1997, puis celle de ses clients, à qui il aura proposé jusqu’à son départ à la retraite en 2010, une cuisine à la fois rigoureuse et spontanée, souvent incarnée par des plats créés à la minute.
Son arrivée en Suisse – ce pays dont il a eu immédiatement le sentiment qu’il correspondait à ses gènes – est un autre moment fort de son parcours. Après Verbier et Charrat en Valais, il exploite dès 1978 l’Auberge de Veytaux (VD), dont il quadruple les ventes la première année grâce à la renommée acquise par des concours, non sans perdre au passage quelques kilos. La suite, c’est la reprise du Pont de Brent, alors à l’état de ruine, qu’il inaugure le 27 février 1980. Un pari financier risqué, mais qui se transforme en success-story grâce à l’engagement total du couple Rabaey.
(pcl)
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