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«La cuisine est toute ma vie»

Nobuyuki Matsuhisa, surnommé Nobu, règne sur un empire de plus de 60 restaurants, associé pour certains avec son ami Robert de Niro, mais aussi des hôtels. Rencontre avec le plus cosmopolite et le plus élégant des Japonais, toujours entre deux avions.

Nobuyuki Matsuhisa (à g.) avec le chef du Sachi, Mitsuru Tsukada. (dr)

Vous arrivez de Paris et vous repartez de Genève après-demain [le 17 juin]. Quel est votre rapport à la Suisse et au monde?
Je suis installé à Los Angeles et je voyage environ dix mois par an, la bonne nouvelle étant que je suis toujours marié. Après toutes ces années aux Etats-Unis, je me sens toujours à 100% Japonais. De la Suisse, je connais surtout Saint-Moritz, où nous collaborons avec le Badrutt Palace depuis 2004. J’aime beaucoup ces paysages de montagne spectaculaires et je m’attendais à en voir défiler de semblables en prenant le TGV Paris-Genève: je n’imaginais pas des paysages aussi plats et monotones et j’ai été un peu déçu. J’irai sans doute sur les marchés locaux demain, ce qui est toujours la meilleure approche pour découvrir un lieu.

Sachi a ouvert en octobre 2022. Comment est né ce nouveau projet à Genève?
Mitsu [Mitsuru Tsukada] s’est formé puis a été chef exécutif au sein du groupe pendant des années, à Kumamoto, puis à Londres: il fait partie de la famille. Il vit désormais à Genève et a fait appel à nous pour ce nouveau projet en collaboration avec Mandarin Oriental. Je n’ai malheureusement pas pu venir sur place pour l’ouverture, la pandémie ayant mis à mal tous nos plans. Mais je connais bien chacun de mes chefs: ils sont un peu les enfants d’une famille nombreuse auxquels je rends visite fréquemment.

Comment fonctionnez-vous au sein du groupe, précisément?
Le style Nobu a 50 ans mais il faut distinguer entre les enseignes Nobu et celles que j’ai nommées Matsuhisa. Ce sont deux entités distinctes. Là-dessus, chaque chef titulaire d’un lieu y ajoute aussi sa propre patte et son inspiration, en créant des plats en fonction des ingrédients locaux et de la culture locale.

On vous prête souvent l’invention ou du moins la grande notoriété de la cuisine nikkei: comment définiriez-vous le style Nobu?
Tout a commencé voici une cinquantaine d’années: j’ai fait ma formation de sushi chef au Japon, avant d’aller au Pérou, où j’ai passé trois ans. A cette époque, Gaston [Acurio] était haut comme ça [main au genou], un petit bonhomme en culottes courtes. La culture du Pérou est très particulière, avec toutes ses communautés immigrées, notamment japonaise, et les nombreuses inspirations culinaires qu’elle intègre. J’ai ouvert mon tout premier restaurant à Lima, un restaurant japonais, fréquenté par de nombreux compatriotes. J’ai commencé par y servir une cuisine japonaise très classique, puis j’ai apprivoisé la culture et les plats locaux: ceviche, anticucho, tiradito et j’ai intégré de nombreux ingrédients péruviens. C’est ainsi qu’est né le style Nobu, qui n’est pas la cuisine nikkei mais en reprend des éléments.

Le groupe compte plus de 60 restaurants: est-ce à dire que dans tous les Nobu du monde, on mange la même chose?
Mes recettes signatures sont les mêmes dans le monde entier mais elles sont interprétées partout avec un maximum de produits locaux. Pour le black cod sauce miso saikyo et yuzu par exemple, la recette est la même partout, mais comme le black cod ne se trouve pas dans certains pays, il faut alors l’importer. Donc le black cod que vous goûterez à Athènes, New York, St Moritz, Hawaï ou au Cap sera le même, avec de légères variations en fonction des ingrédients de proximité. C’est ce que recherche notre clientèle en venant dans nos adresses du monde entier.

Et à Genève?
Ici c’est un peu différent, puisque Sachi ne s’inscrit pas dans nos deux entités. Il s’agit ici d’une collaboration avec Mandarin Oriental: le chef peut utiliser nos recettes signatures, mais il y a aussi un bar omakase et le concept est différent. Ce qui change aussi tient à l’absence de produits de la mer à Genève. A Varsovie, où il n’y a pas d’accès à la mer, on s’appuie sur une agriculture très abondante: j’en ai discuté avec le chef et nous avons créé des sushis végétariens. Je lui ai suggéré de faire des essais et de m’envoyer les photos. C’est ainsi que nous avons créé une carte avec beaucoup de sushis végétariens. Toutes ces asperges, courgettes, champignons, poivrons et aubergines, c’est un monde nouveau pour moi, mais pourquoi ne pas en faire des sushis? A Genève aussi, nous adapterons la carte en fonction de l’offre locale.

Vous pourriez travailler les poissons du lac?
On ne peut pas utiliser les poissons d’eau douce crus pour des sushis, non. La culture japonaise du poisson ne laisse rien au hasard et la raison est liée à la présence possible de parasites dans le poisson cru. On nous enseigne que chaque poisson doit être traité avec respect lors de la mise à mort et de la préparation: on ne gaspille rien, on ne jette rien, on utilise chaque partie, y compris la tête et les parures. Et c’est pareil pour les légumes, mêmes les épluchures peuvent être utilisées pour faire une marinade, un bouillon, etc. C’est culturel.

Vous avez une vraie philosophie de la durabilité en cuisine…
Oui, depuis toujours, je refuse tout gaspillage. Au fond, je suis très cheap. Mais cela signifie que j’ai beaucoup de respect pour les producteurs. Ma génération, née après la guerre dans un Japon qui devait se reconstruire, a ce souci. J’ai entendu ces mêmes propos de ma mère, de ma grand-mère; notre génération a eu cette éducation.

Qu’est-ce qui vous fait vous lever chaque matin?
La cuisine est toute ma vie. La passion est le plus important dans une vie.

Est-ce que cela laisse place à d’autres hobbies?
Je fais du sport tous les jours, j’adore ça, c’est un tout qui me permet, avec l’alimentation, de garder la forme et rester en santé. Des produits de qualité, cuisinés avec soin et respect et de l’exercice: tout est là.

Comment votre cuisine a-t-elle évolué pendant toutes ces années et traversé les courants et les modes?
Le cursus de sushi chef m’a appris les bases, de la découpe des poissons à la cuisson du riz, en sept ans. Mais la durée de la formation dépend de votre passion, à l’instar de la musique, de l’art, de l’architecture. Si votre intérêt reste superficiel, ce n’est pas comme si vous prenez tout à cœur et que chaque geste est important. Je reste complètement perfectionniste et j’essaie de mettre le meilleur de moi-même jusque dans les plus petits détails. Je suis toujours en train d’apprendre, j’apprends lors de mes voyages, au contact des autres cultures. Je découvre avec curiosité les pratiques, produits et techniques des autres pays. On peut toujours apprendre, améliorer les textures et imaginer de nouvelles flaveurs, mais sans céder aux modes. Quand j’étais plus jeune, j’étais fasciné par tout ce qui était nouveau, j’avais envie de tout essayer, mais avec le temps et l’expérience, je tends désormais vers la simplicité. La simplicité. Zéro chichis: c’est ce que recherchent les gens, des ingrédients de grande qualité, traités avec respect et pour un résultat simple, minimaliste.

Votre groupe continue son expansion et se diversifie avec l’hôtellerie. Jusqu’où peut-on croître: quelles limites vous fixez-vous?
Cela dépend de la force des équipes. Trouver un bon hôtel est facile: trouver de bons employés, du plongeur à l’accueil, est la chose la plus difficile, tout repose sur eux. On nous sollicite, on nous propose des lieux, Séville, San Sebastian, Rome, Paros, bientôt Courchevel et Val d’Isère. Matsuhisa existe depuis 1987 et le groupe compte aujourd’hui plus de 65 restaurants dans le monde, 16 ou 17 hôtels et plus de 4000 collaborateurs. Nous sommes toujours chanceux malgré les effets de la pandémie: nous travaillons dans tous ces pays et les employés ont des possibilités de promotion et de mobilité professionnelle à l’intérieur du groupe. Je considère les équipes comme ma famille: beaucoup de collaborateurs sont avec nous depuis des années. Ici, l’équipe voulait monter son projet et ils sont super heureux car nous les aidons à le concrétiser. Ils nous donnent beaucoup et en échange nous les aidons à s’installer avec leur famille, se marier, progresser, etc. A Saint-Moritz, nous avons la même équipe depuis près de vingt ans pour l’hiver, qui passa la saison d’été à Mykonos, c’est un rêve pour eux…

(Propos recueillis par Véronique Zbinden)