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Guy Savoy «Les restaurants nourrissent l’âme»

Le triple étoilé franco-suisse raconte la manière dont il a vécu le double confinement et rappelle l’importance des liens qui se nouent autour d’une table.

Originaire d’Attalens (FR) et né à Nevers, Guy Savoy n’a jamais vécu en Suisse mais entretient des liens privilégiés avec la patrie de son père. (DR)

Guy Savoy, vous avez siégé lundi 31 mai 2021 dans le jury d’honneur du Cuisinier d’Or avec Ivo Adam, et vous rouvrez votre restaurant parisien le 9 juin. Dans quel état d’esprit êtes-vous?
D’abord, une satisfaction: tous mes collaborateurs vont revenir, car en dépit des deux confinements successifs nous avons pu maintenir toutes nos équipes. Mon sentiment? Impatient bien sûr de renouer avec nos clients et fournisseurs, mais conscient aussi qu’en cuisine il faudra se rassurer mutuellement. Après sept mois de fermeture, mon rôle sera de montrer que je n’ai jamais été aussi tonique et énergique, et donc qu’il ne s’agit pas de la réouverture d’un restaurant, mais de son ouverture.

Quelle nuance établissez-vous entre l’idée d’une réouverture et celle d’une ouverture?
Si vous dites réouverture, il se peut qu’inconsciemment s’installe une notion de confort, on va faire ce qu’on faisait. Moi je dis non, on va faire une ouverture, avec des nouveautés tous azimuts. Dans l’assiette, qu’il s’agisse du contenant ou du contenu, et au niveau de la mise en scène.

Envisagez-vous une remise en question totale, à l’instar de celle de chefs étoilés comme le Suisse Daniel Humm qui ont pris prétexte de la pandémie pour questionner leur démarche?
Non, dans mon cas, il s’agit plutôt d’une évolution. Un peu dans l’esprit d’un constructeur de voitures de sport qui affinerait le profil de ses modèles.

Etes-vous confiant quant à la capacité de l’hôtellerie-restauration à rebondir?
Je vais être honnête. Quand ils nous ont fermé le restaurant un samedi soir de mars 2020, le dimanche j’étais K.-O. et, le lundi, je me suis effondré dans le bureau. J’ai pleuré comme un gamin, j’avais l’impression que tout était fichu. Et mercredi déjà, on annonçait l’introduction du chômage partiel, avant qu’un prêt garanti par l’Etat, auquel nous avons fait appel, ne soit proposé.

«C’est pour nos apprentis que j’ai le plus de compassion»


Les aides ont-elles été à la hauteur du contexte inédit?
Le chômage partiel a été l’assurance que les collaborateurs seraient payés. Mais j’ai très vite relevé le fait que nos entreprises ont des frais fixes élevés, liés aux loyers, à l’amortissement et à certains coûts incompressibles. Chez  nous, cela représente 25 % de notre chiffre d’affaires. Grâce aux aides, nous sommes actuellement dédommagés à hauteur de 20 %.

En Suisse, d’aucuns critiquent la lenteur ou l’insuffisance, voire les deux, des aides accordées. Le mécontentement est-il aussi vif en France?
Je pense que les dossiers bien préparés ont été gérés rapidement. Concernant nos restaurants, en tout cas, le traitement a été satisfaisant et les aides ont bien fonctionné. Certes, il y a 5 % de nos coûts qui ne sont pas couverts, mais il faut se rappeler qu’il s’agit là d’une aide, et non d’une compensation de perte d’exploitation.

Comment vos collaborateurs vivent-ils cette période?
Je leur ai conseillé de se lancer dans un vrai projet, en faisant un stage en boucherie ou en apprenant pourquoi pas le saxo ou le japonais, étant donné que j’ai pris très tôt le pari que nous n’ouvririons pas avant juin. Mais c’est pour nos apprentis et stagiaires que j’ai le plus de compassion, car  ils ont perdu deux ans. Dans le cas d’un étudiant traditionnel, la transmission peut aisément se faire par écran interposé. Pour nos métiers gestuels, en revanche, si on n’est pas au cœur de l’action, on ne peut pas se former. Il est en effet impossible d’ingurgiter des recettes de façon théorique; on doit être confronté au geste, face auquel la sanction est immédiate: s’il n’est pas juste, on se salit, on se coupe, on se brûle. Les dommages collatéraux, on les subira encore longtemps à ce niveau-là. 

Le paysage gastronomique va-t-il selon vous se modifier?
Oui, sans doute. A Paris, il y a depuis plusieurs mois des mouvements dans les hôtels, qui risquent de s’intensifier. Alain Ducasse n’est plus au Plaza, le restaurant gastronomique L’Abeille au Shangri-La a fermé et il y a des interrogations concernant d’autres établissements. Sur une note plus positive, mentionnons l’ouverture prochaine  du magnifique navire de Bernard Arnault, le Cheval Blanc Paris, qui décrochera très vite, j’imagine, trois étoiles, puisque c’est l’ami Arnaud Donckel qui sera en cuisine.

Votre perception du métier a-t-elle évolué depuis l’an dernier?
Confinement oblige, j’ai vu comme beaucoup ce que cela signifie d’être à la maison et de se faire à manger tous les jours. Au bout d’un moment, on se dit: vive le restaurant!  Y a-t-il un autre lieu où, pendant deux, trois, quatre voire cinq heures, ça arrive fréquemment chez nous, vous vous laissez dorloter? Le restaurant, c’est un lieu de vie qui est à la fois un théâtre, un musée (c’est le cas pour nous grâce aux œuvres d’art prêtées par François Pinault) et un lieu de socialisation réunissant tous les paramètres les plus pointus de la civilisation la plus cultivée.

Est-ce pour vous la définition du repas gastronomique des Français tel qu’il est inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco?
Cela va bien au-delà. Lors du premier confinement, on a plébiscité  l’art de vivre à la française. Vu la longueur du deuxième, on s’est intéressé à l’âme. On prend conscience que la table est un territoire où les liens sociaux sont sublimés par une expérience collective dont la puissance dépasse les individus. Comme j’aime à le répéter, la cuisine est l’art de transformer instantanément en joie des produits chargés d’histoire.

En Suisse, les restaurants viennent de rouvrir. Allez-vous en profiter avant de rentrer?
Sans doute vais-je partager une raclette avec quelques copains de Villars-sur-Ollon, où je séjourne souvent. Les plaisirs simples comptent. 

(Propos recueillis par Patrick Claudet)


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