La récompense revient à Manuel Hofer, tandis qu’Ale Mordasini se classe au huitième rang d’une compétition dominée par la France.
Mille quatre cents personnes sont massées dans l’arène du Bocuse d’Or, à Lyon. La cérémonie de remise des prix a démarré depuis quelques dizaines de minutes quand Vincent Ferniot annonce la remise du prix du Meilleur commis. Dans la salle, quelqu’un crie: «Manuel!» C’est son frère jumeau qui a poussé la voix, debout comme tout le monde, le regard rivé sur la scène. Quelques instants plus tard, à la manière d’un écho, le nom du jeune cuisinier de 19 ans sort de l’enveloppe remise par un huissier. Pour celui qui accompagne Ale Mordasini depuis la finale européenne, c’est la consécration. Au micro, il lâche quelques timides mots – «it’s nice» – et repart avec l’oie Rougié, trophée un brin encombrant mais symbole de mille promesses.
Quelques minutes plus tard, toujours dans les gradins, une autre voix, plus fluette, se fait entendre. «Ale!», dit une fillette accompagnée de sa maman. C’est la fille du candidat coaché par Rasmus Springbrunn. Croit-elle au pouvoir du verbe? Peut-être, mais la magie n’opère pas cette fois. Ale Mordasini termine au huitième rang d’une compétition dominée par une France victorieuse pour la première fois depuis 2013, et durant laquelle les pays scandinaves trustent de nouveau le top cinq. A voir l’accueil exubérant réservé à David Tissot – une Marseillaise a cappella et une autre entonnée à tue-tête sur une bande sonore explosant le niveau des décibels –, on saisit toute l’importance de cette victoire tricolore en période de pandémie. «C’est une édition historique», a d’ailleurs relevé Marie-Odile Fondeur, directrice générale du Sirha. «On est là, sous-entendu: on est en vie», a lâché quant à lui Vincent Ferniot en préambule, citant la formule la plus souvent entendue parmi les candidats et membres du jury pendant les deux jours de compétition. Au sacre de l’équipe française s’ajoute donc le bonheur des retrouvailles avec le public – la finale européenne s’était, rappelons-le, jouée à huis-clos –, avant-goût d’un retour à la normale perceptible dans les allées du Salon où les visiteurs, tous au bénéficie d’un pass sanitaire, étaient rares à porter le masque.
Quid de la performance helvétique? Dans l’interview qu’il nous avait accordée au début de l’été (cf. HGH n°15/2021), Ale Mordasini avait clairement affiché ses ambitions. «Nous pouvons battre les Scandinaves même s’ils sont de nouveau archi-favoris», avait-il assuré. Son huitième rang, identique à celui qu’il avait atteint à Tallinn, est donc en deçà de son objectif, mais il peut être fier. Au terme de sa journée de concours, il affichait d’ailleurs une mine sereine quand il a rejoint à la Brasserie de l’Est l’importante délégation suisse qui avait fait le déplacement. Visage détendu, complicité évidente avec les membres de son équipe et paroles empreintes d’humilité: Ale Mordasini a l’étoffe d’un grand, il porte un regard lucide sur sa performance et il peut se targuer d’avoir livré à Lyon une solide performance. Par ailleurs, il est intimement lié à cette forme d’exploit que représente le titre de Meilleur commis – le premier au niveau mondial, puisque Cécile Panchaud l’avait décroché en 2010 lors de la finale européenne –, lui qui a très vite porté son choix sur Manuel Hofer. On se rappelle en effet qu’il l’avait approché alors qu’il n’avait que 17 ans et qu’il terminait sa formation initiale au Stadtspital Triemli à Zurich; Manuel Hofer, troisième à l’édition du Gusto19, était venu faire une journée d’essai à l’hôtel-restaurant Krone, à Regensberg (ZH), et Ale Mordasini l’avait engagé sur-le-champ.
D’ici quelques jours, l’Académie suisse du Bocuse d’Or recevra le détail des points attribués à l’équipe. Ce sera l’heure d’analyser plus finement ce qui a marché et moins bien marché. Des gradins et de la tribune presse, il est difficile de porter un jugement autre qu’esthétique sur les créations d’Ale Mordasini. Le spectateur en a donc été réduit à écouter les commentaires en direct de Régis Marcon, président du comité d’organisation international. On retiendra ses paroles pour le moins surprenantes en découvrant le paleron de bœuf braisé du Suisse, dont il a d’abord cru qu’il était servi cru, puis, après dégustation, trouvé qu’il ressemblait à une charcuterie italienne. Pour Franck Giovannini, président de l’Académie suisse du Bocuse d’Or, présent à Lyon durant les deux jours du concours, l’impression de Régis Marcon s’explique sans doute par la technique privilégiée par Ale Mordasini. «La viande était dense, pressée dans un moule, d’où ce premier sentiment», explique le patron du Restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier.
Reste qu’à ses yeux, la performance du candidat suisse a été impeccable de bout en bout. Dans son box, il a pu réaliser son programme comme lors des nombreux entraînements, gérant avec le calme qu’on lui connaît les quelques couacs techniques mineurs inhérents à toute compétition, et livrant un menu take-away au charme minéral – «austère et simple», dixit Régis Marcon – et un plateau de viande tout en délicatesse avec la présence de nombreux éléments finement ciselés. «Ale Mordasini a rempli sa mission, il peut être fier de la manière dont il a représenté la Suisse à Lyon», renchérit Lucien Mosimann, coordinateur de l’Académie.
Que restera-t-il de cette édition 2021 dont la finale a été repoussée à deux reprises? La certitude d’abord que la Scandinavie – à commencer par l’équipe danoise pilotée par un Rasmus Kofoed charismatique, véritable chef d’orchestre devant le box de Ronni Vexøe Mortensen – reste l’ennemi à battre lors de toute campagne du Bocuse d’Or. Ensuite, le constat qu’au-delà du coaching dont nous avions souligné l’importance il y a deux ans, l’impression 3D de moules en silicone fait plus que jamais partie des armes secrètes des candidats, avec lesquelles ils créent des éléments toujours plus sophistiqués. «A ce titre, les assiettes ressemblent de plus en plus à de la pâtisserie, avec une attention pour les détails que nous ne pouvions pas accorder à l’époque où nous travaillions avec des moules rigides», souligne Franck Giovannini, qui s’était préparé en son temps avec un souffleur de verre. Enfin, l’impression persistante que l’univers sinon des grands concours, du moins du Bocuse d’Or, est avant tout une histoire d’hommes. Aucune femme ne figurait en effet cette année parmi les finalistes, et, hormis la présence de la Mexicaine Beatriz Gonzalez au jury d’honneur, tous les jurés envoyés par les délégations étaient de sexe masculin. A l’heure où la gastronomie cherche à se réinventer, la bonne nouvelle serait donc non seulement de voir persister des concours de cette envergure en présence d’un public en chair et en os, mais aussi d’assister à l’émergence d’une nouvelle génération de cheffes valorisées au même titre que leurs homologues masculins.
(Patrick Claudet)