D’Aubonne à La Chaux-de-Fonds, petite sélection subjective de quelques-uns des chefs qui nous ont fait vibrer, nous ont émus, enchantés ou promettent de le faire en d’autres lieux.
Il y a dans toutes les rentrées, avec ou sans virus, de savants petits effets de chaises musicales. Ainsi à Glion, trois mois après la nomination de Didier Aniès pour remplacer Benoît Carcenat, on vit – ô surprise – Stéphane Décotterd se hisser de Brent à la haute école hôtelière. Quant à Benoît Carcenat, il vient de retrouver avec un bonheur indicible la cuisine, délaissée au profit de sa charge de manager. En l’occurrence celle du Valrose, à Rougemont.
Aussi discret que talentueux, le jeune homme est auréolé notamment d’un col tricolore de MOF depuis 2015 et d’une décennie à Crissier, époques Rochat et Violier, dont il fut le second. Et le Valrose? Cet hôtel historique de 1904, contemporain du MOB, était resté fermé durant de longues années. Racheté par un groupe d’investisseurs de la région, il a été longuement réhabilité pour retrouver son cachet d’époque en y ajoutant tout un confort alpestre. Après une brève parenthèse qui vit Florian Carrard, un ancien lieutenant d’Edgard Bovier, au piano, le Valrose fut racheté par un investisseur unique pour y subir, rebelote, un nouveau rafraîchissement. L’écrin confié à Benoît et son épouse Sabine – native de la région et passée par l’EHL, le Montreux Palace et le Lausanne Palace entre autres – est désormais une interprétation contemporaine du décor alpin, un chalet de charme au luxe discret.
«On a passé l’orage, la pandémie nous a juste laissé le temps de préparer l’ouverture, le 23 juillet. Il y a désormais deux lieux distincts: le café avec sa carte simple, sa fondue et ses malakoffs, la soupe de chalet ou la côte de veau du pays, par exemple», explique Benoît Carcenat. De l’autre, la table signature déclinera une vision très personnelle, un classicisme revisité mariant la girolle, l’arabica et le sarrasin, associant la lotte aux bourgeons de sapin et au dashi de colrave. Une cuisine, promet Benoît Carcenat qui «ne ressemble ni à Crissier ni au Bellevue, plus audacieuse, contemporaine avec un bel ancrage local, lisible et épurée». Une cuisine de MOF? Pas franchement, puisque la technique sait s’y effacer au profit du produit, le classicisme se teinter de détours par le Japon ou l’Amérique du Sud notamment.
A Rougemont toujours, près du Valrose on mentionnera aussi le Roc by Edgard, ouvert depuis à peine plus longtemps et qui transpose en altitude les compositions d’inspiration méditerranéenne signées Edgard Bovier avec la complicité du chef Vania Cebula.
A Genève, la restauration retrouve un peu de panache avec la réouverture de plusieurs belles adresses, récemment le Parc des Eaux-Vives, confié à l’épatant Jérôme Manifacier pour une carte bistronomique et brasserie chic côté terrasse, avec quelques incontournables poissons d’eau douce et de mer. Le soir, le 82 déroule le grand jeu avec les suggestions enlevées, nomades et malicieuses du chef genevo-avignonnais. Par exemple? Poulpe confit, houmous, cacahuètes grillées et citron noir; cuisses de grenouilles, truffes d’été et fourme d’ambert ou encore anchois marinés, pêches confite, poivre sarawak…
En face ou presque, de l’autre côté de la rade, on attend avec impatience l’ouverture ces jours du Woodward. On y découvrira deux espaces: le Jardinier dans son décor de jardin d’hiver proposera la cuisine fraîche, légère et légumière d’Alain Verzeroli, alors qu’au rez, l’Atelier de Joël Robuchon, confié à Olivier Jean, devrait évoquer les autres enseignes du groupe avec son comptoir en U et sa tonalité asiatique.
Changement de décor en glissant un peu plus loin sur les rives lémaniques, côté campagne et vignoble. On prend un peu de hauteur et on découvre les Jardins de Chivrageon – du nom de ce hameau historique sur les hauts d’Aubonne – offrant une vue idyllique et plongeante sur le lac et les Alpes. Cuisinier avant d’être maraîcher, Raphaël Gétaz se forme à l’Institut Bocuse à Lyon avant de passer par la case Passard, le triple étoilé de l’Arpège à Paris et visionnaire du monde végétal. De retour en Suisse, le jeune homme s’initie au maraîchage sur le tas, pour reprendre le domaine familial jusqu’ici en location. Il crée Les Jardins de Chivrageon en 2017, avec l’idée de décliner à terme ses propres produits en cuisine. Ses trois parcelles abritent désormais quelque 250 variétés sur deux hectares, entre légumes anciens, volontiers rares ou originaux et vergers – le tout en biodynamie et partiellement en agroforesterie. La production est d’abord destinée à la vente directe et aux paniers des abonnés, la bonne nouvelle étant que le projet initial de Chivrageon s’est récemment concrétisé avec une table d’hôtes.
En juillet, s’il était ainsi prévu de dîner au jardin, la météo a évidemment compliqué les choses. En septembre, Raphaël retourne en cuisine, proposant brunches, soirées culturelles et menus très végétaux – de la graine à l’assiette, avec cette fois la possibilité de se replier à l’intérieur en cas de mauvais temps. Le jeune chef a aussi lancé une offre de traiteur et chef à domicile et développé sa gamme de légumes lacto-fermentés, son propre miso et autre sauce soja. Un financement participatif est en cours et de nouvelles dates et détails ne devraient pas tarder pour ce qui hésite entre laboratoire créatif et table d’hôtes.
Le carvi noir? C’est à la fois une épice très appréciée en Europe de l’Est et très présente dans les montagnes neuchâteloises. C’est aussi depuis peu le nom d’un resto de charme à La Chaux-de-Fonds, imaginé par deux jeunes chefs essentiellement autodidactes et complémentaires, Julie Houriet Salomon et Arpad Antonietti. Originaires de la région avec quelques racines plus orientales, Arpad et Julie (respectivement 25 et 34 ans) ont nourri leur inspiration de nombreux voyages au Moyen-Orient et en Europe de l’Est notamment. Le Carvi noir entend offrir une cuisine essentiellement végétale, locale et bio – qu’on a pu découvrir récemment lors d’un des pop-up de Poïesis, à Charmey –, le tout accompagné d’un beau choix de vins nature. Par exemple, des houmous aux pois chiches locaux, un chou-fleur rôti en croûte d’épices douces, noisettes du Piémont, sauce sésame ou le tataki de bœuf des Brenets, émulsion rhubarbe, fruits rouges. Voire des desserts au feuilletage maison («les jours où on a le temps»), associant le melon et la crème double.
Un peu plus loin de la ville, dans les Franches-Montagnes, on retrouvera bientôt un talentueux jeune chef de retour au pays. Après s’être formé auprès de Pierrot Ayer notamment, il s’est fait connaître dans le Nord vaudois (O Vertige, Montagny) puis au Boéchet (le Paysan Horloger). Revoici Cédric Gigon au cœur d’un autre beau projet, dont le chantier touche à sa fin. Le Cheval Blanc est un hôtel-restaurant historique, au cœur des Pommerats; racheté par un entrepreneur local, un chantier de trois ans s’achève pour lui redonner son look et son charme 1900. De belles valeurs aussi côté cuisine puisqu’on y travaillera des ingrédients essentiellement biologiques et locaux; les céréales anciennes et les légumes seront rehaussés par la cueillette sauvage. Cédric Gigon sera seul en cuisine pour un travail de fond autour de ce patrimoine et des traditions revisitées, avec de vrais jus, des pièces entières et des plats mijotés. Retour aux sources pour une ode au terroir poétique et généreuse : l’ouverture est prévue début octobre si tout va bien, mais à temps pour préparer la Saint-Martin, sans l’ombre d’un doute.
(Véronique Zbinden)