Membre d’honneur de la Société suisse des cuisiniers, le Fribourgeois Lucien Mosimann est connu par tous ses pairs. Mais il a un talent unique pour toujours surprendre ses interlocuteurs, ce qui en fait un sujet passionnant.
A force de le côtoyer depuis quinze ans, d’abord à distance puis de façon plus familière, on lui propose ça spontanément: «Lucien, ça te dirait que je fasse ton portrait?» La réponse n’est pas non, mais pas oui non plus, du moins pas tout de suite, à cause de sa vie trépidante. On en vient à oublier cette initiative spontanée, vite engloutie par la vie ordinaire, jusqu’à ce qu’elle ne ressurgisse avec force. Ça se passe à Lyon, en marge de la finale du Bocuse d’Or 2021, et le projet tant de fois repoussé prend forme.
La rencontre est matinale, au lendemain de la prestation d’Ale Mordasini. Quand on le retrouve à la réception de l’hôtel, Lucien Mosimann est déjà au téléphone. Plus tard, on apprendra qu’il achète ses appareils au kilo ou presque, car il les consomme comme d’autres les blocs-notes, et que les pauvres objets à peine sortis de leur carton comprennent assez vite le traitement intense qui leur sera réservé. Il commence par raconter le lancement du Cuisinier d’Or en 1990, son interruption en 2000 pour «éviter la lassitude», la création dans la foulée de Chef’s Tables bien avant leur avènement mondial et la rencontre décisive avec Philippe Rochat. «J’étais à Lyon en 2001 quand Dario Ranza était finaliste. D’emblée, le concept m’a bluffé. Juste après, Philippe s’est plaint dans la presse qu’aucun sponsor n’avait soutenu le candidat helvétique. Du coup, je lui ai proposé un partenariat avec Kadi», lance le cuisinier de 69 ans.
Face au maître, Lucien Mosimann tremble un peu. Il faut dire que l’accueil est sévère au moment de présenter le concept de la sélection suisse du Bocuse d’Or. «Je vous préviens, j’aime pas trop lire», dit Rochat. «Ça tombe bien, j’aime pas trop écrire», répond-il.
L’anecdote est révélatrice de la complicité que Lucien Mosimann a nouée avec les grands chefs, mais pas seulement. Elle en dit long aussi sur sa capacité d’adaptation, trouvant le mot juste – quitte à prendre quelques libertés – pour convaincre son interlocuteur. Car, contrairement à ce qu’il a affirmé, il adore écrire. Ça, on l’apprend au petit déjeuner qui suit l’entretien. Anne-Marie, sa femme depuis un demi-siècle, évoque leur rencontre. «Il m’écrivait de longues lettres. Encore aujourd’hui, il m’arrive de trouver des petits mots sur la table», dit-elle. Une âme de troubadour, donc, mais pas de ceux qui se prennent trop au sérieux. «Sa demande en mariage, il l’a faite en s’agenouillant sur un trottoir à Ascona!»
Cette nature iconoclaste, elle transparaît aussi dans les anecdotes qui ne tardent pas à affluer. On est maintenant à Eurexpo, toujours à Lyon. Franck Giovannini, venu rencontrer ses pairs, raconte quelques-unes de leurs aventures communes. Il y a d’abord le cordon bleu du dimanche soir, quand il allait s’entraîner chez Kadi, à Langenthal, en vue de ses deux participations au concours. Puis il y a cette after en Norvège, où s’était tenue une finale européenne, à l’issue de laquelle les deux compères – trompés par le soleil de minuit – avaient failli rater leur avion. «Enfin, comment oublier ces retours à l’hôtel où je l’ai souvent vu s’acharner, à genoux, contre la poignée d’une chambre qui n’était pas la sienne», relate le chef en présence de celui qu’il appelle souvent «papa», et avec qui il parle pratiquement tous les jours.
Le tâtonnement devant la porte, ce n’est bien sûr pas l’effet de l’alcool, mais celui d’une dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA). Le sujet n’est pas tabou pour Lucien Mosimann, lui qui a un jour déclaré à un journaliste venu l’interroger que son problème de vue lui avait ouvert les yeux. Autrefois coureur de fond et grand randonneur, il n’a pas renoncé à ses balades à travers Saint-Aubin (FR), où sa voix le précède toujours, vu sa propension à téléphoner en marchant. Et quand il a des rendez-vous à Genève, Zurich ou Lugano, il prend le train, seul. D’ailleurs, il connaît tous les horaires par cœur, de l’heure de départ à celle d’arrivée, en passant par les numéros de quai. Il y a trois ans, il s’est même mis en tête d’aller au Vietnam. Anne-Marie était d’abord réticente. «Puis, à mesure que je l’ai vu planifier son voyage, j’ai compris qu’il avait besoin de se prouver qu’il était encore capable de se débrouiller seul dans un pays qu’il ne connaissait pas.» Voilà Lucien Mosimann sur les marchés de Hô Chi Minh-Ville avec un guide francophone, humant les produits locaux et s’imprégnant de l’atmosphère vibrante de la capitale.
Tandis qu’on bavarde à la buvette accessible des gradins du Bocuse d’Or, coup de fil de Lucien. Il s’est perdu dans les allées du Salon, dit-il. Sa femme est sur le point d’aller le chercher quand une cloche de vache se mit à tinter au milieu de la foule remplie de Scandinaves tirés à quatre épingles. C’est Lucien himself qui agite le grelot géant et qui crie un «bonjour» tonitruant à la cantonade. Quand on le lance sur l’histoire de la buvette du camping de Salavaux qu’il a tenue à 20 ans, et au sujet de laquelle sa femme vient de dire que ça n’avait pas été pour elle, il devient intarissable. Les cafés, croissants et verres de blanc qu’il vendait à un franc, l’excuse toute trouvée vis-à-vis des restaurateurs qui gueulaient («les étudiants que j’emploie ne savent pas compter») et plus tard les spaghettis à gogo proposés à une thune: il a le sens du commerce et sait se mettre tout le monde dans la poche.
Franck Giovannini en sait quelque chose. «Il m’avait demandé de venir accueillir les convives d’une soirée à Saint-Aubin; je me suis retrouvé à préparer un tartare de saumon pour 500 personnes dans un abri anti-atomique!» Tout le monde joue pourtant le jeu parce qu’«on ne peut rien refuser à Lucien», ce que confirme Anna Pernet, qui travaille avec lui depuis 2009 au sein de l’Académie suisse du Bocuse d’Or. «Il m’avait dit de venir la veille du Cuisinier d’Or pour me familiariser lentement et j’ai fini par bosser pendant toute la durée du concours. Sa bienveillance et son humeur toujours égale font qu’on est tous prêts à le suivre dans toutes ses aventures.»
Dans le car qui le ramène en Suisse, il parle déjà de la suite avec acuité. On se prend à songer qu’on a à peine effleuré son sujet. «Lucien, ça te dirait que je refasse ton portrait?»
(Patrick Claudet)