Jusqu’alors port de pêcheurs sans vocation touristique, Ouchy s’est transformé le 24 mars 1861 en destination de réputation internationale grâce à l’inauguration de l’hôtel Beau-Rivage. Le début d’une formidable saga hôtelière.
Tout démarre en 1857 avec le réaménagement des quais d’Ouchy, prélude à la construction par les architectes lausannois Achille de la Harpe et Jean-Baptiste Bertolini de l’hôtel Beau-Rivage dans un style néo-classique qui n’est pas sans rappeler celui des palais transalpins. Le jour de son inauguration, l’établissement dirigé alors par Alexandre Rufenacht peut d’emblée compter sur le fort capital de sympathie dont jouit la région. Depuis le 18e siècle, l’Arc lémanique est un lieu de villégiature recherché par les voyageurs de haute extraction. C’est l’époque du Grand Tour, cette tradition née au 17e siècle qui encourage les aristocrates à sillonner le continent. D’abord considérée comme une simple destination de transition sur le chemin de l’Italie, où les nobles s’enthousiasment devant les chefs-d’œuvre de l’Antiquité et de la Renaissance, la Suisse ne tarde pas à taper dans l’œil de ces premiers touristes.
Ce qui leur plaît? Les paysages grandioses, tels qu’ils s’offriront aux résidents du Beau-Rivage, premier hôtel d’Ouchy à être mentionné, dès 1865, dans un guide touristique, et relié dès 1877 à la gare de Lausanne. L’attrait de la région doit aussi beaucoup à un ambassadeur de poids: Jean-Jacques Rousseau. Dès la parution de La Nouvelle Héloïse (1761), les touristes lettrés de toute l’Europe débarquent sur les rives du Léman, où ils viennent s’imprégner de l’atmosphère de ce roman épistolaire véhiculant une image idéalisée du pays. Véritable phénomène culturel, l’ouvrage se mue en guide touristique à la gloire d’une certaine simplicité helvétique que Rousseau oppose à l’univers parisien, qu’il avait en horreur. Dans son article consacré au développement de l’industrie touristique sur les rives du Léman, Cédric Humair* explique par ailleurs qu’après l’interlude des guerres napoléonniennes et le retour des Anglais sur le continent, la région est devenue l’une des plus fréquentées d’Europe. La proximité du lac et des hauts sommets alpins explique en partie cet engouement, tout comme, dans le cas de Lausanne, la tradition déjà bien implantée d’un tourisme médical porté par la réputation de ses chirurgiens.
C’est dans ce contexte que Jacques Tschumi est nommé en 1888 à la tête du Beau-Rivage. Il transforme l’hôtel en palace en 1908, quand il inaugure une seconde aile de style néo-baroque, qu’il fait relier au bâtiment historique par une rotonde au toit Renaissance. De cette extension naît la salle de bal Sandoz, dont les motifs signés Otto Haberer évoquent les nymphes de Jean-Baptiste Carpeaux ornant la façade de l’Opéra Garnier. Les décennies suivantes verront la signature de plusieurs traités internationaux dans l’enceinte du palace, ainsi que le passage de nombreuses célébrités. Albert Cohen se serait inspiré de l’atmosphère des lieux pour écrire son chef-d’œuvre Belle de seigneur, tandis que le couple Chaplin, sur le point de s’installer à Vevey, a passé en 1952 sa première nuit en Suisse à Ouchy. En 1964, la création de la Fondation de Famille Sandoz, aujourd’hui actionnaire majoritaire, crée une nouvelle dynamique et assure sa pérennité à l’institution.
(Patrick Claudet)
*Cédric Humair, «The hotel industry and its importance in the technical and economic development of a region. The Lake Geneva case (1852–1914)», Journal of Tourism History, vol. 3, 2011, pp. 237-265.