Tamara Hussian, cheffe du Bleu Nuit, à Genève, s’est formée chez Laurent Petit, au Clos des Sens, à Annecy. Elle est une des heureuses surprises de 2020.
Fraîchement arrivée d’Annecy, Tamara Hussian venait tout juste de prendre ses quartiers de cheffe au Bleu Nuit, à Genève, quelques semaines avant le premier lockdown, en 2020, et le saut dans l’inconnu. Elle a passé ces trois mois en suspens à se reposer, se balader dans ses chères montagnes de Savoie pour y faire de la cueillette sauvage et aussi se poser les questions de sens, comme l’ont fait tant de ses collègues… Elle en a profité pour dénicher de formidables farines locales bio et se remettre à faire son pain au levain, qu’elle a proposé par la suite avec succès à la clientèle du Bleu Nuit.
Qui est cette jeune cheffe annécienne de 28 ans, dont on sait tout juste qu’elle est passée par le Clos des Sens de l’étonnant et 100 % locavore Laurent Petit, et parvenue en un temps record à emballer la clientèle du quartier comme celle des Foodies? «Cuisine de saison et vins vivants», annonce d’emblée le tableau accroché à l’entrée du Bleu Nuit, entre appliques et affiches musicales rétro, décor de bistro de charme.
Elle a des gestes délicats, une silhouette longiligne de danseuse contrastant avec l’énergie qu’elle dégage, la vivacité des yeux noirs en amande. La jeune femme a grandi dans la région d’Annecy, aux portes de Genève, entre une maman savoyarde et un papa aux origines arméniennes – «une famille où tout le monde adore cuisiner». Petite, Tamara se voit pourtant devenir assistante sociale comme sa maman, avant d’entamer des études d’histoire et histoire de l’art, à Lyon, tout en travaillant à côté. «Le déclic s’est produit chez le boucher-traiteur qui m’employait pour la plonge. J’ai adoré cette ambiance, la passion des bons produits, les conseils aux clients, qui reviennent.» Du coup, elle bifurque sur une formation culinaire (CAP puis BTS à Lyon), tout en travaillant à mi-temps et bientôt tous les week-ends au Clos des Sens.
Ses plats d’enfance? «Les ailes de poulets que mon grand-père savoyard faisait cuire pour une bonne dizaine de petits-enfants au four à bois avec tout le rituel pour l’allumer, l’attente, l’odeur. Et aussi, chez mes autres grands-parents, d’origine arménienne – la famille a fui le génocide pour s’installer en France – les dolmas de ma grand-mère, les légumes du jardin farcis au riz et à la viande.»
Tamara cultive ses racines – en Arménie, elle a été consultante auprès de restaurants, hôtels et pour l’Ambassade de France – mais a aussi contracté le virus du voyage, l’envie d’explorer les cuisines du monde. Elle a eu l’occasion de travailler en Iran, fascinée par l’usage raffiné qu’on y fait des épices. Un périple de six mois avec son compagnon, lui aussi cuisinier, rencontré au Clos des Sens, l’entraîne au Viêtnam, au Cambodge, au Laos, en Thaïlande, en Malaisie et à Singapour. Au Japon, invitée à cuisiner du côté d’Osaka – «une fabuleuse expérience» –, elle apprend à faire son propre miso.
Autant de découvertes, d’histoires et de saveurs qu’elle transpose aujourd’hui dans sa cuisine. Le miso pour rehausser le céleri-pomme, le soudjuk, ce mélange traditionnel d’épices arméniennes mariant cumin, piment, ail, pour y faire mariner puis sécher son magret de canard durant une dizaine de jours. Le navet local est boosté par des parfums de Malaisie, une poudre de satay mariant piment, paprika, sésame et le croquant de la cacahuète, un fumet de dashi par-dessus, d’inspiration nippone.
Autant de plats savoureux, nomades, aux saveurs pures, aux assaisonnements très justes, qui n’affichent pas d’emblée leur complexité: «Après toutes ses expériences et ses voyages, elle a acquis une culture, exprime une intelligence et une sensibilité rares», souligne à son propos Laurent Petit.
De son côté, Tamara doit beaucoup au formidable chef d’Annecy, dont elle retient avant tout la rigueur et la sélection affûtée des ingrédients, la justesse des assaisonnements et le lien particulièrement étroit avec les producteurs. «J’adore travailler les légumes et je me fournis notamment auprès de Daniel et Maryse Chaffard, maraîchers présents sur le marché de Plainpalais. Je cueille aussi mes herbes autour de chez moi: ail des ours, primevère sauvage, l’achillée ou la pimprenelle, entre autres.»
Tamara Hussian apprécie aussi les fromages et la crème double de la Gruyère et se réjouit de retrouver les agrumes de Niels Rodin, découvert chez Laurent Petit: «Les producteurs sont tellement importants, je leur dois 80 % de ma cuisine!» La cheffe exploratrice aime encore se retrouver chez elle, dans ses montagnes savoyardes pour marcher, récolter des herbes. «J’ai fait de la danse, de la gym et de l’escalade, mais aujourd’hui, je n’ai plus trop le temps et la vie tourne beaucoup autour de la gastronomie, avec des producteurs qui deviennent des amis.»
(Véronique Zbinden)