La pasionaria du collectif de restaurateurs «Qui va payer l’addition» évoque une situation alarmante. Avec des aides qui arrivent au compte-goutte.
Des tables vides dressées Place St-François pour dénoncer les fermetures des restos sans compensation, un enterrement mis en scène ou encore des manifestants brandissant des lingots d’or devant le siège du Département des Finances avec le slogan de «Picsou, rends les sous». Ce sont quelques-unes des manifestations symboliquement fortes que vous avez organisées au sein du collectif «Qui va payer l’addition». Comment votre action est-elle perçue?
Nous sommes à l’origine de quatre manifestations, dont deux nous ont valu d’être dénoncés. L’idée derrière tout ça est d’en finir avec le sentiment que nous sommes les profiteurs du système… La colère monte, c’est ce que nous voulons dire. A chaque fois que nous rencontrons les autorités, nous expliquons combien la situation est alarmante. Avec les annonces du 14 janvier, la grogne s’est un peu calmée; avant de reprendre, du fait des retards dans le versement des indemnités.
Tout de même, on a l’impression d’une grande solidarité à l’égard des restaurateurs.
Ce n’était certainement pas le cas au début de la crise. C’est la raison pour laquelle nous avons fait tout un travail d’explication, répétant que nous défendons des milliers d’emplois: la branche de la restauration est le premier employeur privé du canton et de Suisse, avec 17 209 emplois dans le Canton de Vaud. En tant qu’historienne, je connais très bien l’histoire de l’abolition, avec la double perspective des planteurs et des abolitionnistes et je constate que les restaurateurs sont un peu perçus comme l’ont été les planteurs, très mal, comme les profiteurs du système. Il y a une méconnaissance de leur réalité et du travail énorme qu’il y a derrière les métiers de la restauration. A la veille des dernières annonces du 13 janvier, le Conseil fédéral a senti qu’on ne pouvait plus tenir et qu’il y aurait des désordres sécuritaires.
Pour revenir à ces mesures, ont-elles permis d’apaiser une partie au moins de ces souffrances? Les aides parviennent-elles enfin aux établissements qui en ont besoin?
Nous avons été extrêmement soulagés les 13 et 14 janvier quand les autorités fédérales et cantonales ont annoncé des indemnités en faveur des secteurs fermés par l’Etat. Toutefois, le 27 janvier, le dicastère cantonal de l’économie indiquait que 120 cas seulement avait été traités. Cela représente 2% d’indemnisations en 13 jours, pour cinq à six mille établissements en attente d’une aide. De son côté, le gouvernement vaudois annonçait par la voix de M. Leuba que les versements se feraient sous dix jours. Il y a une énorme incohérence entre le dit et le fait. Si on poursuit au même rythme, on peut estimer que le versement des dédommagements promis prendra 21,5 mois. Le rythme va sans doute s’accélérer, la procédure étant en rodage. Nous en sommes conscients. Mais chaque jour d’attente pèse lourdement sur l’avenir de notre branche et beaucoup ne tiendront pas une fin de mois supplémentaire. Entre-temps, les bailleurs qui avaient pu faire preuve de retenue et de patience jusque-là se sont mis à exiger les loyers que personne ne peut payer, pensant que nous avions touché des indemnités. Il y a urgence.
A cela s’ajoutent des démarches que tout le monde décrit comme très compliquées?
Avec l’instauration de ces nouveaux mécanismes, on pouvait espérer que cela s’améliore, mais on nous demande de nouvelles pièces, dont certaines difficiles à fournir: par exemple, les comptes clôturés 2020. Or chacun sait dans la restauration que nous avons jusqu’au 30 juin pour clôturer les comptes car certaines informations ne sont pas encore disponibles. Les normes changent en permanence, avec ces demandes impraticables qui contribuent à ralentir le processus. Une large part de ces mesures est en outre laissée à l’appréciation de chaque fonctionnaire. Certains perçoivent leurs APG alors qu’on les refuse à d’autres. Au niveau fédéral, le problème des APG est qu’elles mettent 2 à 3 mois à être versées. J’ai reçu ce matin [le 5 février, ndlr] le formulaire portant sur novembre, dans lequel il est demandé si nous avons perçu un salaire en novembre. Quel patron ou indépendant peut vivre 3,5 mois sans percevoir aucun salaire? Nous avons été contraints de puiser dans les réserves de l’établissement pour nous verser un salaire minimum, afin de régler nos charges incompressibles et urgentes telles que l’assurance maladie. Or à ce titre, on nous dit que nous n’avons pas droit aux APG. C’est une bureaucratie kafkaïenne. Nous expliquons désormais à nos membres qu’ils doivent déclarer ces montants au titre d’avances sur indemnités…
Et qu’en est-il des faillites?
Les faillites sont rares mais ne reflètent pas la réalité. Il faut plutôt voir combien de patrons ont dû se résoudre à revendre leur établissement à perte. On sait désormais que les requins de l’immobilier sont là, avec de gros capitaux qui leur permettent d’acheter à vil prix et sans craindre de rester fermés pendant des mois. Il faudrait plutôt comptabiliser les changements de mains, les gens qui préfèrent renoncer à leur local, s’en débarrasser pour ne plus avoir à payer les loyers, les RHT, etc. Chaque mois, le restaurateur doit acquitter les charges sociales des employés (10% environ de la masse salariale sans compter les vacances), le loyer commercial et autres frais incompressibles, alors même que rien ne rentre.
Que faire dans l’immédiat?
Il y a urgence à agir. Et commencer par accélérer le versement des indemnités. Dans l’immédiat, il faut aussi rétablir une égalité de traitement et élargir le cercle des bénéficiaires. Ceux qui ont ouvert après le 1er mars en sont notamment exclus. Ils seraient 6,6%, selon Gastrovaud. Ces professionnels ont investi de l’argent et de l’énergie, sans avoir le temps de faire des réserves, et se voient privés d’indemnités. Ceux qui ont ouvert en 2019 voient le chiffre d’affaires de leurs premiers mois d’activité pris en compte pour calculer ce qui leur est dû, c’est aberrant. Enfin, il faut savoir que les annonces de mi-janvier portaient uniquement sur 2020. Pour janvier et février 2021, rien n’est réglé! A plus long terme, il faudra aussi revoir le fonctionnement de l’assurance chômage, la seule qui nous oblige à cotiser sans qu’en retour nous ayons droit à quoi que ce soit, en tant qu’indépendants. On ne demande pas l’aumône, vraiment pas…
(Propos recueillis par Véronique Zbinden)