Petit tour d’horizon de quelques-uns des axes et tendances culinaires qui se dessinent à l’aube de cette bizarre année.
La livraison nous fera-t-elle oublier les restos? Quel sera leur nouveau visage, une fois la page Covid-19 tournée? Si de nombreux restaurateurs se sont réinventés en adaptant leur offre et en imaginant des plats cuisinés à l’emporter, les experts sont unanimes sur ce point: la crise passée, nous retournerons au resto avec bonheur. Entre-temps, le boom de la livraison se confirme, trois mois d’arrêt forcé aidant. En Suisse, le trio des plats les plus commandés en ligne se décline en pizzas, pâtes, spécialités asiatiques, alors qu’en France les sushis et les burgers talonnent la pizza.
La pandémie a aussi donné un élan certain aux cuisines fantômes, les Ghost Kitchens nées aux Etats-Unis. Oui, des cuisines avec chefs mais sans clients, uniquement vouées à la production. Des entreprises poussent ainsi dans des friches industrielles, entrepôts et autres garages urbains, avec des brigades capables de passer du dim sum à la pizza et des ramens aux tacos avec leurs propres livreurs. Une étrange illusion qui surfe sur les réseaux sociaux, mieux que beaucoup de «vrais» restos, une force de frappe axée sur une communication maligne, omniprésente, voire envahissante.
Parmi les mets en vogue sur les plateformes ou en direct, les burgers, en particulier haut de gamme. L’année écoulée a ainsi vu le Noma se métamorphoser en Popl. Le meilleur resto du monde, à Copenhague (ainsi classé en 2010, 11, 12 et 14, avant d’être élu au 2e rang au dernier classement des World’s 50 Best) s’est transformé en wine-bar avec burgers hypercréatifs, aux ingrédients bios, locaux, voire végétariens. Une reconversion, certes temporaire, mais qui renvoie à une tendance de fond. Chez nous, parmi les derniers exemples en date, Black Tap s’est installé à Zurich après Genève; des chefs étoilés créent des burgers sur demande (Yoann Caloué pour Black Tap); Philippe Chevrier a ouvert chez Denise après le succès des Inglewood, Hamburger Foundation, Road Runner, Holy Cow ou encore Zoo Burger. Des burgers à 25 francs pour lesquels on se bouscule et on fait la queue, qui l’eût cru?
Les burgers issus de légumineuses (plant-based) s’inscrivent dans le même trend et témoignent d’une autre vague, celle du tout végétal, du végétal en majesté. Aujourd’hui, 5,1% des Suisses se disent végétariens ou véganes, un pourcentage qui n’en finit pas de s’élever; plus frappant encore, celui des «flexitariens» – un quart de la population dont la consommation carnée est occasionnelle. Les enseignes dédiées à la gloire du légume vont désormais du simple snack au local beaucoup plus ambitieux. Témoin l’ouverture de Kle à Zurich en février 2020, soit au pire moment, à la veille du semi-confinement. La cheffe? Zineb Hattab est passée notamment chez Andreas Caminada et ces deux autres stars de la gastronomie mondiale que sont Massimo Bottura et Daniela Soto-Innes, après une première vie d’ingénieure software. En quelques mois d’ouverture, Kle n’a pas désempli, affichant une liste d’attente redoutable. La cuisine végane de Zineb témoigne, pour ceux qui ont eu le bonheur d’y goûter, d’une inspiration et d’une grâce rares. De plus en plus de lieux tendance se consacrent eux aussi à une exaltation du tout végétal, c’est le cas de la Neue Taverne de Nenad Mlinarevic notamment.
Par ailleurs, le spectre des produits locaux s’est élargi au miso, au tofu ou au tempeh, voire au gingembre et au curcuma. Et les recettes exotiques se conjuguent idéalement avec des ingrédients du cru, comme l’illustre le succès des ramen du pionnier genevois Susuru.
Enfin, les Suisses se sont découvert une passion pour le pain et la pâtisserie maison, eux qui se sont rués sur la farine et le levain. Au-delà du geste utilitaire, «plonger les mains dans une pâte a quelque chose de sensuel, d’extraordinaire, voire de mystique», relevait dans une interview l’expert et auteur Steven Kaplan, pour qui le pain reste une denrée «symboliquement rassurante pour des mangeurs déboussolés par l’irruption du virus».
On pourra rapprocher le succès du pain maison et la raclette-mania qui déferle et n’est pas près de retomber. En mars 2020, la consommation de raclette a en effet fait un bond de 37,8% dans les foyers de Suisse, par rapport à mars 2019; sur l’ensemble de l’année, les Suisses ont ainsi englouti quelque 8814,5 tonnes de raclette, ce qui représente une augmentation de 12,2% par rapport à 2019. Les exportations ont suivi la même courbe. En ces temps déprimés, on se rabat sur les mets réputés engendrer la bonne humeur et le partage, réconfortants, identitaires. Et en 2021, qui sait, on s’est laissé dire que la quête de comfort food pourrait bien durer.
(Véronique Zbinden)