Réchauffement climatique aidant, des espèces improbables squattent nos potagers. Les «local exotics» ouvrent de nouvelles perspectives aux entrepreneurs audacieux et aux restaurateurs.
Non loin du Seeland où est cultivé le lupin, cette fève jaune riche en protéines qui pourrait remplacer avantageusement le soja, la Broye vaudoise a vu surgir une étonnante forêt comestible: le paw paw (ou banane indienne) y côtoie l’olive de Bohème, les châtaigniers et les figuiers, néfliers et sorbiers.
Parmi les nouveaux-venus, quelques citronniers rustiques et des poivriers du Sichuan s’accommodent bien de l’altitude – 600 m. Seul bémol à la fantaisie d’Urs Gfeller, «on arrive à récolter l’edamame, soit le soja vert, juste avant maturité, mais pas au-delà».
Ce maraîcher bio d’exception a créé en marge de son domaine cette forêt un peu magique selon les principes de la permaculture, avec 190 espèces d’arbres fruitiers: «L’idée est de contribuer à la biodiversité en favorisant une forme de symbiose entre espèces. On essaie de recréer des microclimats protecteurs en érigeant des haies épaisses au nord avec à l’arrière des pièges à chaleur, tels que murs de pierre ou étangs, qui vont emmagasiner la chaleur du jour et la restituer durant la nuit aux essences fragiles.» Les effets du changement climatique? «En 10-15 ans, la saison s’est allongée de deux semaines, avec davantage d’extrêmes: grandes sécheresses et fortes pluies. C’est une des idées à l’origine de la forêt comestible.»
A inscrire dans la même mouvance, quoique dans le registre animal, les élevages de poissons ou crustacés en circuit fermé se sont multipliés jusque dans nos villes. Le saumon grison, le caviar bernois et les crevettes argoviennes suscitent un bel engouement et répondent à un même appétit de diversité.
«C’est vraiment dans l’air du temps», note Romano Hasenauer, patron de deux tables de la région lausannoise. C’est un moment passionnant qui permet de bousculer nos traditions et redéfinir la notion de local.» La demande d’ingrédients de proximité augmente et on n’a pas le choix, note encore le restaurateur. «L’élevage intensif avec du soja importé du Brésil est une catastrophe, les importations irréfléchies n’ont aucun avenir. C’est une évidence, quand on songe qu’un tiers des émissions de gaz à effets de serre sont liées à l’alimentation.»
L’histoire récente de l’humanité et de son alimentation depuis 1500 est faite de tels flux et reflux: après l’apport majeur du Nouveau Monde, l’industrialisation a réduit la diversité, puis les vagues migratoires l’ont accrue, tout comme le tourisme mondial et désormais le réchauffement climatique. Le consommateur final est curieux, selon Hanni Rützler: des aspirations nouvelles à la régionalité, à la durabilité, au commerce équitable sont à l’œuvre.
Au piano de l’Auberge de Montheron depuis huit ans, Rafael Rodriguez a vu l’arrivée de nombreux produits nouveaux qu’il fallait au préalable importer. «C’est un défi pour l’agriculture et une nouvelle aventure pour nous. On s’oblige à être encore plus créatifs», dit celui qui propose en saison une glace au poivre du Sichuan du Jorat. Autre must de la maison, son mojito alpestre compte un ovni pour nouvel ingrédient: le kiwano, cousin nippon du concombre au look improbable de grenade vert fluo, hérissé de piquants.
Rafael rodriguez, chef de cuisine
A Cerniat, Nicolas Darnauguilhem associe les crevettes de Salzweg et le caviar de Frutigen, alors qu’à Thônex, Jean-Marc Bessire marine le saumon des Grisons au jus de betteraves et agrumes. Certains chefs sont allés jusqu’à bannir tout ingrédient non local: on songe à Rebecca Clopath dans sa ferme-auberge de Lohn, où le poivre, le café ou le cacao sont remplacés par des plantes du lieu. Romano Hasenauer et son chef Rafael Rodriguez sont engagés dans la même réflexion: les ultimes tabous restent le thé et le café. Pour ce qui est des épices, on a de plus en plus de choix à proximité, autant avec les herbes de notre propre potager, la flore sauvage ou les cultures plus originales tels le gingembre ou le curcuma disponibles localement.
«La pandémie et le confinement nous ont amenés à réfléchir à la manière de se réinventer, transcender les frontières fermées, grâce à l’imagination», raconte Rafael Rodriguez. L’élargissement de la gamme d’ingrédients disponibles est un défi nouveau pour les maraîchers comme pour les cuisiniers. Carpaccio de pastèque, houmous du Nord vaudois, kimchi aux piments et légumes du jardin, ceviche du lac: «L’impossibilité de voyager pendant le lockdown a boosté la créativité, note Rafael Rodriguez. Ces ingrédients nouveaux nous ont permis d’élargir notre registre; c’est devenu une manière de voyager immobiles grâce à la cuisine, à défaut de pouvoir franchir certaines frontières.»
(Véronique Zbinden)