Loin de l’arrogance des palaces, Tamara Hussian déroule au Anouch le fil de ses voyages et de ses racines arméniennes, de la cueillette à l’époque du Clos des Sens.
On se frotte les yeux pour s’assurer que c’est la bonne adresse. Hier encore, l’endroit s’ouvrait sur le boulevard Georges-Favon, plein de bruit et de bousculade, ses deux étages baignés d’effluves de curry vert thaï, de piment et de citronnelle. C’est désormais un espace ouvert et lumineux, avec d’un côté une galerie d’art et des objets soigneusement mis en valeur, de l’autre, une longue table de bois clair avec ses drôles de soliflo-res intégrés, un bar dans le prolongement de la cuisine et un petit coin librairie qui devrait s’étoffer peu à peu.
Heureuse idée, l’entrée avec sa pierre massive se trouve désormais côté ruelle et les hautes verrières voûtées ont été préservées et mises en valeur; le mobilier porte la patte du designer belge Rikkert Paaw, qui s’empare d’objets déchus ou jetés pour leur offrir une nouvelle vie, à l’instar de la planche massive qui surmonte le bar. A terme, les artistes de la galerie devraient aussi investir le lieu à leur manière, à commencer par l’univers mystérieux et envoûtant du peintre Omar Ba, qui inaugure ces jours les cimaises, explique la cheffe et entrepreneuse Tamara Hussian. Autre clin d’œil, les invités présents au vernissage auront pu déguster un poulet yassa inspiré par les origines sénégalaises de l’artiste et préparé selon sa recette familiale.
Cela dit, la cuisine est prête, fonctionnelle, et, maintenant que le restaurant a reçu le feu vert des services compétents de la Ville, il a pris ses premières commandes. Aucun groupe ni investisseur pour soutenir le projet, dont le chantier d’un an a été entièrement financé par la cheffe elle-même.
Tamara Hussian est un des jeunes talents émergents de Suisse romande, formée auprès du triple étoilé annécien Laurent Petit, avant qu’on la découvre au Bleu Nuit notamment, à Genève, et avant de se lancer en tant que cheffe à domicile récemment, le temps d’effectuer les travaux.
Anouch, c’est le nom de cette nouvelle enseigne genevoise, qui ne se réfère pas à une personne en particulier. Oui, c’est un prénom que Tamara adore et qui signifie «doux et sucré», en arménien et «bien plus, c’est devenu une expression usuelle pour souhaiter bon appétit, remercier la personne qui a cuisiné, pour offrir un café ou pour trinquer avec un bon vin. Une expression qui n’est pas réservée uniquement à la nourriture, mais s’utilise aussi quand un enfant fait quelque chose de mignon, par exemple».
Un choix qui dit à la fois le lien à ses origines familiales, auxquelles elle reste très attachée, et l’envie d’en faire un lieu chaleureux et convivial, avec une âme. Pour rappel, Tamara a notamment été consultante auprès de restaurants et de l’Ambassade de France en Arménie et cultive depuis toujours le goût du voyage, l’envie d’explorer les cuisines du monde: l’Iran et son usage raffiné des épices, mais aussi le Viêtnam, le Cambodge, le Laos, la Thaïlande, la Malaisie, Singapour et le Japon. Autant d’expériences qu’elle transpose désormais dans sa cuisine, en faisant son propre miso, ses yaourts ou son pain au levain; de même, elle s’inspire volontiers du soudjuk, ce mélange traditionnel d’épices arméniennes, du satay malaisien ou des dashi japonais – toujours pour sublimer des produits locaux. Les ingrédients seront aussi bios pour l’essentiel, labellisés ou non. Il y a clairement dans sa démarche l’envie de mettre en avant des producteurs formidables de la région, à l’instar de la microferme du Sonneur, à Avully, «une qualité de légumes extraordinaire», la petite crèmerie du quartier qui lui fournit des beurres d’alpage et des fromages incroyables, les Chaffard, maraîchers à Neydens, ou l’agneau de Jussy, voire les riz ou épices de Lyzamir.
On trouvera aussi de nombreux produits fermentés, pickles et autres confitures de cynorhodons, toute une flore sauvage dont elle a une connaissance intime. Sur le poisson, que la cheffe aime vraiment travailler, difficile d’avoir une approche éthique et de ne pas contribuer au pillage des océans, mais elle se fournit auprès de la maison Lucas et demeure extrêmement vigilante à la durabilité, à se limiter à des espèces abondantes, voire à des piscicultures exemplaires.
Autant dire qu’on se réjouit de retrouver sa cuisine très personnelle, pétillante, complexe, jamais dans la démonstration, mais affirmant, aux dires de Laurent Petit, «une culture, une intelligence et une vraie sensibilité». De son côté, Tamara doit beaucoup au formidable chef d’Annecy, à commencer par la rigueur et la sélection affûtée des produits, la justesse des assaisonnements et le lien très étroit qu’elle a noué avec son réseau de producteurs.
(Véronique Zbinden)
Tamara Hussian entend bien pratiquer des prix décents et proposer à sa petite équipe un rythme et une ambiance de travail agréables, en ouvrant ainsi du mercredi au samedi. Pas évident de parvenir à l’équilibre financier, elle le sait bien, avec le coût des marchandises et des loyers qui a explosé récemment, et un nombre restreint de couverts: douze ou quinze pour démarrer, au maximum 35 à plus long terme. Un lieu où voyager dans l’assiette et où le client se sentira accueilli, comme Genève en compte trop peu.