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Avec Joël Robuchon s’éteint «une icône de la modernité»

Le chef et entrepreneur aux 32 étoiles a marqué l’époque par l’élégance de sa patte et la précision des goûts. Hommage de quelques pairs et amis.

Joël Robuchon perpétuait la tradition valorisant le produit, sans le travestir, dixit Frédy Girardet, l’un des derniers à avoir vu le chef français. (DR)

La grâce, la révélation avaient pour lui la forme d’un panier de morilles, tout juste cueillies et encore nimbées de rosée. C’est un des épisodes qu’il racontait pour expliquer l’origine de sa vocation. Le fils de maçon, né à Poitiers en 1945 dans une famille très catholique, n’était pourtant pas prédestiné à faire carrière en cuisine: entré au Petit Séminaire à douze ans, Joël Robuchon se rêvait prêtre ou architecte. 

Il vient de s’éteindre à Genève, le 6 août dernier, emporté par un cancer à 73 ans. Sans jamais cesser de lancer des projets, porté par une inlassable curiosité. Parmi ceux-ci, un nouvel Atelier devait voir le jour à Genève, Quai Wilson, dans l’enceinte du Woodrow, boutique-hôtel de luxe comportant 26 suites, un spa et une piscine, dont le chantier est toutefois à l’arrêt depuis des mois. «Depuis qu’il s’était installé à Genève pour suivre l’avancée de son projet, il venait régulièrement me voir, raconte Michel Roth, dont le Bayview n’est distant que de 200 mètres. Le chef lorrain avait eu le privilège de voyager en compagnie des trois cuisiniers du siècle – Robuchon, Bocuse et Girardet – après avoir remporté le Bocuse d’Or, en 1991, apprenant à les connaître. «Fin février, Joël m’a dit que le chantier avait pris du retard et verrait le jour en 2019. Il était amaigri mais toujours aussi avenant, à l’écoute, souriant. On le savait souffrant mais il était si discret sur sa maladie que sa disparition nous a pris de court.»

Un record d’étoiles inégalé

Son ami Frédy Girardet est l’un des derniers à l’avoir vu. Depuis l’époque glorieuse de Jamin pour l’un, le Restaurant de l’Hôtel-de-Ville de Crissier pour l’autre, ils étaient très proches, partant parfois en vacances ensemble: «Joël m’avait appelé quinze jours avant son décès, il était très fatigué, moralement au plus bas; je suis allé le voir plusieurs fois.»

C’est en aidant les religieuses à préparer les repas, au Petit Séminaire de Mauléon, qu’il se découvre un penchant pour la cuisine. A 15 ans, il entre en apprentissage, avant de devenir quelques années plus tard Compagnon du Tour de France des Devoirs unis. Les Compagnons seront sa famille, son ancrage, lui dictant sa ligne de conduite: se réaliser par la qualité de son travail. Concorde Lafayette, Hôtel Nikko puis Jamin dès 1981, où il obtient sa 3e étoiles en 1984 – il ira jusqu’à en décrocher 32, record inégalé. Bête de concours, Robuchon aligne les succès, y compris le titre de MOF en 1976.

Le premier à ouvrir la cuisine 

Après avoir recueilli toutes les distinctions du monde, il rend pourtant son tablier à 51 ans. Faux départ, on le sait. Lassé du stress et de l’hypertechnicité glaçante de la haute gastronomie, Robuchon revient avec le concept novateur de l’Atelier, ouvrant à Tokyo et Paris en 2003 – un succès qui essaimera partout. Une déco rouge et noire, un service habillé de noir – pas de réservation, mais une formule inspirée par la convivialité des bars à tapas espagnols qu’il aime tant, par le design et la zénitude japonais.

«Il a été le premier à ouvrir la cuisine, anticipant quelque chose de l’air du temps», relève Michel Roth. Un concept désormais imité partout. «Si Bocuse incarnait la tradition, Robuchon y ajoutait une curiosité et une intelligence rares, la capacité à intégrer certains concepts ramenés de ses voyages.»

Sobriété, dépouillement, immédiateté, féminité: c’est ainsi que Robuchon est aussi, sans doute «le premier à avoir fait basculer la tradition française dans la modernité. Avec des produits parfois très simples, sublimés par la perfection technique, la rigueur absolue», note Michel Roth. Ainsi la fameuse purée de rattes à laquelle un article du New York Times vaudra une gloire planétaire, bien plus qu’à la divine gelée de caviar au chou-fleur, voire à la tarte aux truffes...

Robuchon comme Girardet n’a-t-il pas placé LE produit sur un piédestal depuis toujours? Le produit tel qu’en lui-même, jamais dénaturé, mais au contraire révélé, sublimé. «Techniques, précision des goûts, finesse, c’est le message qu’il voulait faire passer à travers les Ateliers, estime Girardet. Il voulait perpétuer la tradition qui valorise le produit, sans le travestir.» Et Michel Roth d’ajouter: «C’est la cuisine française moderne qui restera, toute d’élégance, cette manière aussi de réveiller les papilles et de surprendre, avec en contrepoint une touche d’acidité.»

Se sachant malade, Robuchon avait vendu ses établissements à un fonds d’investissement anglo-luxembourgeois; ses derniers projets – Atelier à Genève, Ecole hôtelière de Montmorillon, entre autres – semblent désormais suspendus. 

(Véronique Zbinden)