Révélée au monde par la série «Chef’s Table» sur Netflix, la nonne bouddhiste coréenne Jeong Kwan était l’invitée du Salon du Goût de Turin. Rencontre autour du Baru Gongyang, le repas monastique rituel.
HGH: Jeong Kwan est votre nom bouddhiste: que signifie-t-il?
Jeong Kwan: Je suis née Kim Chuun. Mon nom de nonne bouddhiste signifie quelque chose comme «tends à être droit, honnête et généreux avec les autres».
Quels sont vos plats et vos condiments préférés?
J’apprécie particulièrement les sauces fermentées et la pâte de soja et les mets préparés avec ces deux ingrédients. J’aime aussi travailler ces ingrédients avec notre sauce de soja vieillie plus de vingt ans pour confectionner des plats mijotés et des légumes fermentés.
A quoi ressemble une journée de Jeong Kwan, dans votre ermitage de Chunjinam, dans l’enceinte du temple bouddhiste de Baekyangsa?
Je me lève à cinq heures et c’est alors un temps consacré au chant et à la méditation. A six heures, je vais voir quels seront les ingrédients pour préparer les repas du jour. Le jardin se trouve sur mon chemin, à côté du lieu de prière: je m’y promène pour regarder, choisir et cueillir les ingrédients des prochains repas. A 7 heures, nous prenons le petit déjeuner, suivi d’une courte pause. Vers 9 heures, nous planifions le déjeuner en fonction du nombre de convives, de la saison, des ingrédients disponibles, et nous nous mettons en cuisine. Nous sommes trois à vivre à l’ermitage, mais le nombre de convives change chaque jour, selon que nous avons des visiteurs ou que je cuisine pour les moines. Quand nous avons fini la préparation, nous mangeons tous ensemble au monastère vers midi: c’est généralement très simplifié par rapport au rituel complet du Baru Gongyang. L’après-midi est consacré à la méditation; ensuite je prépare le dîner, souvent avec les restes, des choses très simples et nous dînons à 18 heures. Nous nous réunissons pour la prière et l’échange du jour et à 22 heures c’est l’heure du coucher. Selon la saison, je consacre plus de temps au jardinage, aux semences, aux récoltes et aux travaux d’entretien. Je vais aussi cueillir des herbes et des ingrédients sauvages et je me rends parfois au marché. Avant l’hiver, je commence aussi à préparer les conserves et à mettre les légumes à fermenter.
Pourquoi êtes-vous devenue une nonne bouddhiste?
J’ai toujours été un esprit libre. Je cherchais à le rester et aussi à me trouver simultanément, à me réaliser en tant que personne. La vie monastique m’a permis à la fois de découvrir qui je suis et d’être partie intégrante d’une communauté.
Et pourquoi avoir opté pour la cuisine au sein du monastère?
En tant que novice, le passage par la cuisine est une des premières étapes de l’apprentissage. Si vous révélez un talent ou des compétences particulières, on va vous proposer de vous y consacrer, c’est ce qui m’est arrivé pour la cuisine.
Comment avez-vous appris à cuisiner?
En observant ma mère, en la regardant faire et en essayant de reproduire ses gestes. J’ai grandi dans une ferme et, à l’âge de sept ans, j’ai fait pour la première fois des nouilles après avoir vu ma mère en confectionner. Ensuite, en entrant au monastère, à 17 ans, j’ai continué à apprendre, en regardant la nonne responsable. Ce n’est pas une école, avec des devoirs, il s’agit d’apprendre avec le cœur: regarder les assaisonnements et la manière de travailler les ingrédients, observer la manière dont les énergies s’accordent. Dans la vie de tous les jours, vous éprouvez en permanence des émotions différentes et vous essayez de réinventer quelque chose de neuf, des plats différents à partir des mêmes ingrédients.
Quelle est votre définition de la cuisine?
Cuisiner fait partie de la méditation, c’est un continuum. Cela commence par une réflexion sur les ingrédients et la saison, la cueillette et les assaisonnements, la façon de les transformer. Ce n’est jamais ni ennuyeux ni fatigant car cela s’inscrit dans une démarche méditative. Ca ne s’arrête jamais, on y pense ou on y revient tout le temps… Tout est lié aux saisons et à la nature: le kimchi fermente et les légumes sont mis en conserves avant l’hiver, les assaisonnements changent selon la période de l’année.
On a l’impression que chaque ingrédient a une fonction précise dans la cuisine du temple: rien n’est laissé au hasard?
Quand on cuisine, il faut faire ressortir et mettre en valeur les caractéristiques de chaque ingrédient, ne pas les masquer par un assaisonnement trop soutenu, parvenir à une manière d’harmonie, marier les qualités de l’ensemble des ingrédients et les différentes énergies pour en faire des qualités. Le résultat doit refléter les quatre saisons et l’ordre naturel. Il faut additionner l’énergie du produit, celle du cuisinier et celle du mangeur pour que le plat soit parfait. La cuisine doit exprimer, traduire ce qui se passe dans la tête du cuisinier, traduire le printemps ou l’automne, les assaisonnements et les associations de saveurs doivent concourir à recréer la saison et la nature.
On a l’impression que chaque ingrédient spécifique a une influence sur le corps et l’esprit. La «cuisine du temple» est-elle aussi une forme de médecine?
Il faut s’efforcer de ne pas aller à l’encontre du caractère naturel des ingrédients, de suivre l’ordre naturel. Les assaisonnements doivent être légers, ne pas dénaturer les produits. Le shiitaké apporte par exemple un supplément de protéines et d’énergie; le sirop de riz peut servir à adoucir certains mets. Etre un esprit libre consiste à suivre l’ordre naturel et laisser son corps se soumettre à cet ordre naturel.
Vous êtes devenue célèbre grâce à une série d’articles du New York Times et au portrait réalisé par Netflix, et vous inspirez désormais les plus grands chefs. Comment cela a-t-il affecté votre vie?
Rien n’a changé pour moi. Je me sens comme avant, je suis toujours passionnée par la pratique de la cuisine et de la méditation et tout ce qui compte est ce que nous sommes en train de partager maintenant, ici, dans l’immédiat. En 2017, après la Berlinale, j’ai été invitée à Paris, chez Alain Passard. J’ai été très étonnée de découvrir des plats qui étaient parfois très proches des miens dans leur structure et leurs saveurs, comme peut l’être la cuisine végane. Cela m’a fait comprendre que notre cuisine monastique peut avoir une dimension universelle et une signification pour le monde entier. Bien sûr, il m’arrive désormais de voyager: cela me permet de partager l’esprit de notre cuisine avec le plus grand nombre. Mon expérience récente m’a convaincue que nous pouvons contribuer à atteindre la paix universelle, un état d’esprit tendant à l’harmonie et à ne rien gaspiller.
(Propos recueillis par Véronique Zbinden)