Sur une colline visible de la route conduisant à Ornellaia, la cave de Masseto est en chantier.
Elle aura la rutilance efficace de celle de Luce, à côté de Castelgiocondo, inaugurée en juin.
Derrière ces réalisations, il y a une famille, les Frescobaldi, et un homme, Lamberto, qui achève le travail effectué par la génération précédente. Dans les années 1990, ces marquis florentins avaient bénéficié d’un appui extérieur non négligeable. Pour les vins italiens, les Etats-Unis, terre d’immigration, ont toujours été un marché important. En retour, plusieurs Italos-Américains de la deuxième ou troisième génération sont tombés amoureux de la Toscane. Ce fut le cas de Robert Mondavi, le rénovateur du vignoble californien, originaire des Marches, mais qui a investi en Toscane. Ainsi est né, dans les environs de Bolgheri, de son château aux murs crénelés et de Sassicaia, domaine pionnier, celui d’Ornellaia, qualifié lui aussi de «supertoscan».
Ce domaine de 115 hectares de vignes, réparties en deux blocs, en légère pente, dans un paysage de bocages donnant sur la Méditerranée, a été doté il y a trente ans d’une cave «à l’américaine», aux grandes cuves inox: on y produit 140 000 à 160 000 bouteilles de «grand vin» et 250 000 d’un «second vin», Le Serre Nuove, tous deux en appellation Bolgheri, «supérieur» et «normal», et 750 000 bouteilles d’un troisième vin, Le Volte, en IGT Toscane. Les vignes sont en culture raisonnée, dans un climat chaud et humide, comme l’a montré le millésime 2014, où il a fallu trier les raisins. Et 30 hectares sont convertis en bio.
Le chai à barriques est enterré sous la pelouse à l’entrée du bâtiment moderne, qui sert aussi d’écrin à des œuvres d’art. Chaque année, Ornellaia développe un projet consacré à un artiste international autour du vin du millésime arrivant sur le marché et une vente aux enchères caritative. Cette année, le Sud-Africain William Kentridge, a été mis en vedette chez Sotheby’s à Londres, le 23 mai. Une «vendemmia d’artista» qui répond à un mot-clé: pour le trentième millésime d’Ornellaia, le 2015, le «charisme».
Le domaine se visite. Et Lamberto Frescobaldi vient d’y achever un lieu magique, lambrissé de bois local, une véritable «archive» des millésimes produits ici depuis 1985, avec une table de dégustation destinée à recevoir de petits groupes d’hôtes. Il a fait de même à Luce, dans la partie ouest de Montalcino, qui bénéfice à la fois de l’influence des vents des Apennins et de la Méditerranée, sur le versant qui la regarde… à quelque 45 kilomètres. Et où l’entier du domaine est cultivé en bio certifié depuis 2015, même si l’étiquette ne l’affiche pas.
A Luce, le vin n’était, jusqu’ici, qu’une «marque» développée en joint-venture par la famille florentine et le producteur californien, jusqu’à ce que Mondavi, en 2004, décide de vendre son groupe à Constellation. Les Italiens ont pu reprendre la main, à la fois à Ornellaia et pour Luce, grâce à une holding. Quant à Masseto, 7 hectares d’un seul tenant plantés uniquement en merlot, et dont le prix de vente à sa sortie et aux enchères a dépassé celui de son aîné, ce «cru» sans toit était élaboré dans le chai d’Ornellaia. Désormais, il le sera dans ses propres murs, dès cet automne, par une jeune œnologue italienne, Eleonora Marconi. Cette trentenaire a fait ses preuves au Castello di Nippozano, la propriété historique de la famille Frescobaldi, dans le Chianti Ruffina, au sud-est de Florence, qui leur appartient en propre. Car, s’ils ont «colonisé» le reste de la Toscane «moderne», les marquis sont restés attachés à leur terroir et au cépage qui s’y plaît le mieux, le sangiovese. Lamberto vient d’acheter le Castello di San Donato à Perano, entre Gaiole et Radda, 52 hectares dans le Chianti Classico, étagés entre 400 et 600 mètres d’altitude, acquis pour 13,3 millions d’euros, à fin 2017, et qui va présenter prochainement sa Grande Selezione.
A Ornellaia, l’encépagement est semblable à Bordeaux, avec du cabernet sauvignon, du merlot, du cabernet franc et du petit verdot, comme dans le reste du vignoble de Bolgheri. Ces vins sont destinés à vieillir, comme le démontre un 2008, partagé avec la jeune œnologue dédiée à ce cru, Olga Fusari, qui est aussi le millésime (très chaud!) de son arrivée au domaine. Un vin riche (15% d’alcool), volumineux, ample, velouté aux notes de garrigue, nettement influencé par le climat méditerranéen. Le 2014, millésime froid, composé de 34% de cabernet sauvignon, 32% de merlot, 14% de cabernet franc et une proportion inusitée de 20% de petit verdot, arrivé à pleine maturité comme à Bordeaux, est encore marqué par son élevage de deux ans en barriques neuves, moins corpulent que le 2008, et encore sur les fruits noirs frais. L’œnologue insiste sur le doigté de l’élevage, démontré sur un vin moins connu, le blanc Poggio alle Gazze 2016. A base de sauvignon blanc, complété par 10% de viognier et 10% de vermentino, élevé pour un tiers en inox, un tiers en œufs en béton et un tiers en barriques, ce vin blanc révèle une parfaite maîtrise technique. Il existe aussi un Ornellaia blanc, et même une «vendange tardive» de petit manseng, Ornus, si rares qu’ils ne sont pas proposés à la dégustation.
Plus loin dans les terres, à Luce, on oscille désormais entre l’ancien et le moderne. Juste à côté de Castelgiocondo, qui produit un Brunello di Montalcino classique, obligatoirement en pur sangiovese, élevé en grands fûts de chêne et non en barriques, la nouvelle cave abrite aussi un chai pour le Brunello de Luce (25’000 bouteilles), lancé en 2003 et qui, déjà. s’affirme comme un bel exemple de l’exigente DOCG. Mais le vin «principal», sur 80 hectares de la propriété, est Luce (85’000 bouteilles), «secondé» par Lucente delle Vite (300’000 bouteilles), tiré des vignes les plus jeunes. Ces trois étiquettes n’avaient pas de lieu de naissance propre. On se souvient avoir visité une cave, construite par un groupe français, mais dans un style «efficient» à l’américaine, où étaient stockées les barriques de cet assemblage mi-sangiovese mi-merlot.
Margrit Mondavi, l’épouse d’origine suisse de Robert, trouva son nom: «lumière» en français, après un orage… Par une succession de hasards, les Suisses y jouent un rôle prépondérant. Plutôt que de construire un nouveau bâtiment pour abriter la cave, Lamberto Frescobaldi s’est approché de son voisin, un ressortissant suisse, Marco Keller. Il avait planté, sur 11 hectares, du sangiovese et du merlot et produisait, avec son œnologue, le doué Roberto Cipressi, des vins originaux. Après huit mois de tractation, il a cédé son bien pour une douzaine de millions d’euros aux marquis. La villa toscane, juste au-dessus de la cave, a été totalement rénovée. Un escalier conduit directement à la cave, méconnaissable: au hangar à cuves disparates a succédé un splendide chai à cuves en béton peintes en grenat de 96 hl, et des chais à barriques, pour Luce, Lucente delle Vite, et, garni de fûts en chêne autrichien, pour le brunello. Là aussi, une «archive» contient les premières bouteilles de Luce, dès 1993, qui portait encore la double signature en lettres d’or de Mondavi et Frescobaldi. Et l’œnologue engagé pour piloter le domaine, «comme un vigneron», dit-il dans un français parfait, est Suisse de naissance: Stefano Ruini a passé sa prime jeunesse à Neuchâtel, où son père gérait l’Hôtel des Arts. Formé en Italie, cet œnologue a œuvré pendant plus de vingt ans à Bordeaux et à Cahors, avant de revenir dans le nord de l’Italie et d’être débauché pour s’occuper de Luce. Avec la nouvelle cave, ce vin, caractérisé, dans le riche millésime 2015, par des notes balsamiques et de moka, devrait évoluer, pour mieux mettre en évidence le terroir particulier du vignoble, où les schistes conviennent au sangiovese et l’argile au merlot.
Et ça n’est que justice que de donner à chacun de ces vins typés un lieu de naissance propre. Comme le dit l’œnologue Axel Heinz, directeur général d’Ornellaia: «Les domaines sont tous différents, par les sols, les cépages, l’exposition et les gens. Mais on aime distinguer ces crus par leur terroir, qui reste, et non par les gens, qui passent.»
(Pierre Thomas)