L’un est directeur régional chez Air France, l’autre est professeur à l’Université de Lausanne. Tous deux sont propriétaires de L’Hôtel de La Sage. Rencontre avec une ingénieuse modalité de sauvegarde du patrimoine hôtelier de montagne.
C’était au début du printemps, sans crier gare, Émile glissait une boule de neige fondante et terreuse dans le cou de la journaliste. Peu après, le petit pensionnaire de six ans, se rassurait en se tortillant: «Ici, tout le monde est sage!» On connaît bien ces mots enfantins qui raisonnent. En l’occurrence – et sans farce refroidissante – c’était fort juste.
Frédéric Babu, directeur régional chez Air France, qui habite dans les capitales du monde, et Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique à l’Université de Lausanne ont effectué un placement immobilier ingénieux. Ils ont racheté l’Hôtel de La Sage, hameau situé sur les hauts de la commune d’Evolène dans le Val d’Hérens (VS). «C’est un coup de cœur autant qu’un pari commercial», confirme Olivier Fillieule. Sans les infrastructures des grandes stations de ski qui ne sont néanmoins pas très loin, «la vallée garde un caractère d’authenticité qui, précise-t-il, est certainement le tourisme de l’avenir».
Le rachat de cette maison est donc un calcul très sensé. Le but est de proposer un service chaleureux dans cette bâtisse de 1898, agrandie dans les années 1930, dont la toiture sublime est de zinc, les murs enduits de blanc et les volets peints en bleus. Olivier Fillieule ajoute qu’il dispose désormais de beaucoup d’espace pour y placer «les meubles alpins, soit meubles peints», qu’il accumule avec sa boulimie de client des ventes aux enchères.
Justement, ce goût et ce respect de la chose ancienne constituent le poste le plus important du budget d’entretien de cette année. Si tout était en parfait état – y compris les salles de bain neuves des chambres –, les grandes fenêtres des salons dont le cadre est en mélèze n’étaient qu’en vitrage simple. Elles sont actuellement entièrement doublées par Florian Jaccard qui pratique la restauration d’huisseries. L’artisan du canton de Vaud estime qu’il «fallait conserver le vitrage de ces deux pièces. Tout autre intervention aurait modifié leur caractère, la luminosité et la vue».
A part les antiquités et le bel ouvrage, quelques décorations étonnent: un bouddha couché à la tête dévissée, puis recollée, sur un coin d’escalier ou des lampes acquises chez des géants du meuble. «Certains objets étaient déjà là», s’amuse et se disculpe Olivier Fillieule. Plus sérieusement, pour eux, il n’est pas question de transformer le lieu avec arrogance. Ainsi, le formidable canapé du salon-bibliothèque, trouvé en soldes parce qu’énorme, les nombreux livres et jeux de société, et les infusions qu’on peut se servir à toute heure, illustrent l’offre d’un confort délibérément familial, généreux et chaud. La nuit, les hôtes sont d’ailleurs dorlotés dans des draps de coton blanc et sous des duvets de plumes.
Côté cuisine, si de la pâte à tartiner chocolatée est au buffet du petit déjeuner, ce sont les confitures maison aux fruits valaisans que les patrons encouragent à manger. Les menus de la table d’hôte sont ravigotants, variés et sans extravagance. Mais surtout, l’objectif est d’associer des goûts d’ailleurs aux produits de la région, dont les fromages, évidemment.
Il faut que cela reste un hôtel pour les personnes qui font de la montagne, pour celles qui aiment lire, mais aussi surfer sur le web avec leur ordinateur auprès d’un poêle à bois, ou bronzer sur la terrasse et les balcons avant de plonger dans la chaleur du hammam au sous-sol. C’est un lieu de villégiature parfait pour un séjour seul ou en famille et l’hôtel accueille des journées d’études universitaires ou des rencontres professionnelles.
Entre chambres randonneurs et chambres plein sud – certaines ont un petit salon –, tout est charmant. Mais «les prix sont modestes et alignés sur ceux des hôtels de la vallée, soit de 75 à 190 francs». En étroite collaboration avec les gérants, Laetitia Ordioni et Joris Brutinel, les finances sont suivies par Frédéric Babu, les travaux et aménagements par Olivier Fillieule, et Irène Georges est quotidiennement aux petits soins de l’hôtel. Durant les vacances des collaborateurs, les propriétaires assurent l’intérim, l’établissement n’étant fermé qu’un mois, entre novembre et début décembre.
Les nouveaux hôteliers craignent-ils la baisse des nuitées observée jusqu’à récemment en Suisse? «Non, parce qu’en termes de marketing, notre offre est singulière. Par ailleurs, la clientèle d’habitués est importante.» Frédéric Babu renchérit que, depuis la reprise de l’hôtel, «le nombre de nuitées a augmenté, aussi grâce à la possibilité de réservation sur le site internet». Et quand ce n’est pas entièrement réservé, des amis sont invités à être bercés par le torrent de La Sage, qui jouxte la façade ouest, et à se réveiller face aux Dents du Veysibi.
C’est d’abord Olivier Fillieule qui s’est plu dans le Val d’Hérens. Il a élu domicile aux Haudères, au dernier étage d’un haut chalet d’habitation caractéristique de la vallée. Collectionneur de masques de toutes les origines, le sociologue ne porte pas qu’un intérêt scientifique au réputé carnaval d’Evolène dont tous les excès l’enchantent. Mais ce haut de vallée, c’est aussi l’attraction touristique des combats de reines, les délices qu’occasionne la chasse en automne, le ski en hiver ou la randonnée et les offrandes aux fées, toute l’année. «Les fées, conclut Olivier Fillieule, je n’y crois pas, mais c’est une jolie croyance.»
Oui, il y avait des fées dans la vallée où la vie était particulièrement rude. Elles avaient leur résidence, le «Château des Fées, un amas de rochers», au-dessus de La Sage. Mais elles ont été «chassées du pays parce que les gens étaient devenus trop matérialistes». A leur départ, elles ont emporté une moitié de clef dont l’autre a été en possession de Marie Métrailler qui, juste avant sa mort en 1979, raconte cette merveilleuse histoire dans La poudre de sourire (éditions L’Âge d’Homme). Son arrière-petite-nièce qui porte le même nom est doctorante à l’Université de Lausanne, toutefois elle se dit avant tout évolénarde et mobilisée pour créer une fondation afin de sauver l’atelier de tissage de son ancêtre qui s’engageait pour donner du travail aux femmes de la vallée. Quant aux fées, elle l’affirme: «Ce sont des présences bienveillantes. On n’est pas seul dans ce haut de vallée, c’est sûr.»
(Sophie Nedjar)