«J’ai envie de me redonner une liberté que je n’ai plus»

Le 21 décembre, le chef doublement étoilé mettra son dernier couvert à Cossonay (VD). Ce n’est pas une retraite, plutôt une mue, dixit Carlo Crisci.

«Je crois que je rêve de simplicité, d’évidence: une morille qui ressemble à une morille, ça reste génial», explique Carlo Crisci. (DR)

HGH: Carlo Crisci, vous venez d’annoncer votre décision de fermer le Cerf à la fin de l’année. Qu’est-ce qui motive cette décision et quels sont vos projets?
Carlo Crisci: Cela fait 38 ans que je suis là, cela fait un bail tout de même… J’adore toujours mon métier, mais, entre-temps, beaucoup de choses ont changé autour de nous et je ne souhaite plus continuer comme jusqu’ici. Nous ne savons pas encore à quoi ressemblera le Cerf  dans un an. Ce qu’il nous fallait, c’était un temps pour lever la tête du guidon et regarder vers quoi nous allons; le temps d’informer notre personnel, bien sûr, et aussi une politesse à l’égard de nos clients, pour qu’on puisse se dire au revoir. 

Pour l’heure, vous ne souhaitez pas remettre le Cerf?
J’ai 62 ans, bientôt 63, et je dois penser à la transmission. Nous sommes propriétaires de l’immeuble et je voudrais trouver une formule qui corresponde à l’air du temps, sans rien exclure. Je serais heureux d’aider un jeune qui souhaite se lancer pour une transmission intelligente. Mais il ne faut pas se cacher que le coût d’un établissement gastronomique est aujourd’hui très élevé. Avec le départ de Georges Wenger, il ne reste plus beaucoup de chefs réellement indépendants. On peut rappeler que les trois triples étoilés Michelin de Suisse sont tous soutenus par des financiers ou des groupes.

Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui?
Je me sens très jeune, à vrai dire. Pas question de m’arrêter maintenant: comme j’ai la chance de faire un métier que j’aime, j’ai l’impression de n’avoir jamais travaillé et envie de continuer à m’amuser. Je suis convaincu que la gastronomie reste un métier d’avenir, mais de nouvelles formules restent à inventer. De nouveaux projets, plus en adéquation avec l’époque et la demande. 

Allez-vous rendre vos étoiles comme a souhaité le faire Sébastien Bras?
Non, je vais changer mon fusil d’épaule, mais on ne peut pas dire que ce sera moins bien. Je me souviens que quand Marcel Thurler avait troqué le gastro pour le bistro, voici quelques années, le Gault & Millau lui avait accordé un point de plus. Et puis d’abord, c’est quoi la gastronomie? La complexité? Le seul contenu de l’assiette ou le décor?

A propos des guides, justement, comment voyez-vous leur rôle aujourd’hui?
Un des signes du changement profond que nous vivons, c’est une perte de crédibilité des guides et l’importance croissante des réseaux sociaux, dont je ne suis pas sûr de comprendre ce qu’ils apportent. Hier encore, les guides semblaient être le dernier rempart du sérieux, mais ils sont attaqués de toutes parts. On apprend notamment que certains pays ont payé des millions pour faire venir Michelin. Si l’objectif des guides était au départ d’offrir un service aux voyageurs, ils ont désormais l’obligation d’être rentables en tant qu’entreprises; leur moteur est devenu l’argent et «faire le buzz». Le problème tient aujourd’hui à ce mélange des genres. 

Vous avez une équipe de 25 collaborateurs, entre la cuisine et la salle: qu’est-ce que vous leur avez dit? 
Ils ont été les premiers informés de mes réflexions, bien sûr. Ils sauront à temps s’ils sont concernés par les changements à venir, mais, quoi qu’il en soit, ils n’auront aucun problème à trouver un autre emploi demain si nécessaire. Accessoirement, je n’ai jamais eu une aussi bonne équipe, avec une moyenne d’âge très jeune. 

Pourquoi ce timing?
Nous avons décidé d’attendre la sortie des guides avant d’entamer cette réflexion. Mais là, depuis que j’ai pris ma décision, je n’en dors plus.

Seriez-vous tenté de vous recentrer sur le terroir? 
C’est tout de même un peu limité, j’y vois aussi un effet de mode. On a la féra d’accord, mais qu’on arrête de raconter que les écrevisses du lac sont bonnes… 

En fait, vous avez envie d’intriguer: vous nous faites le coup du teasing...
Je suis fatigué du Cerf sous cette forme, ce n’est pas que j’ai perdu ma passion, mais on a besoin d’un coup de torchon, ou peut-être de balai. C’est un arrêt pour mieux renaître. Faut-il réduire? Faire la révolution? Partir dans une tout autre direction? Un grand chambardement ou peut-être une trépanation? J’ai envie de me redonner une liberté que je n’ai plus. 

Le Cerf a connu différentes époques. Comment résumer votre parcours? 
Quand on a commencé en 1982, je faisais beaucoup de jus de légumes, parfois émulsionnés à l’huile d’olive, des jus de patate, de carotte ou de tout ce qu’on veut. Ensuite il y a eu la grande période du sous-vide et des cuissons à basse température, au milieu des années 80. Puis les Clés d’or, en 89, qui représentent une première vraie reconnaissance pour moi. Ensuite la deuxième étoile, en 98, est un autre moment charnière dans mon parcours. Il y a eu aussi la rencontre avec François Couplan, voici une vingtaine d’années, et toute la phase de découverte et de cuisine aux herbes sauvages. Et entre-temps, la phase techno-émotionnelle nous a permis d’expérimenter toutes sortes de techniques nouvelles. Aujourd’hui avec le recul, je me demande si ma cuisine n’est pas devenue trop complexe. On a amené du luxe, ça a mis une pression à tout le monde, aux clients et à nous-mêmes. Là, je rêve de revenir à quelque chose de plus simple, plus direct. 

(Propos recueillis par Véronique Zbinden)