En marge de la rencontre organisée au Beau-Rivage Palace à Lausanne avec ses producteurs locaux, la cheffe triplement étoilée a évoqué ses projets. de Paris à Singapour, et son envie inlassable de création.
HGH: «Anne-Sophie Pic en fait trop», titrait récemment la plateforme Atabula, en invoquant vos nombreux projets et une supposée «surexposition médiatique». Comment réagissez-vous à ces propos?
Anne-Sophie Pic: C’est un article complètement misogyne. Je n’ai pas cinquante restaurants, pas même dix, on ne se permettrait jamais d’écrire les mêmes choses sur un homme! Ma cuisine ne serait pas ce qu’elle est si je n’avais pas ouvert à Lausanne; la Dame de Pic à Paris n’est pas celle de Londres et je n’ai aucune envie de dupliquer des concepts. Mais être entrepreneur ET femme, c’est forcément perçu comme négatif. Une femme d’affaires, moi? Pas vraiment. Je suis juste passionnée par les découvertes.
C’est d’autant plus surréaliste qu’on insinue que votre mari David Sinapian serait à l’origine de cette volonté d’expansion…
Nous travaillons ensemble depuis 25 ans, David et moi et nous sommes parfaitement complémentaires. Je connais mes limites et mon mari aussi.
Pour en revenir à la réalité de vos projets, On vous retrouve désormais dans LE nouveau lieu tendance et gourmand du VIIe arrondissement, à Paris, avec une mini-cantine chic. Qu’y a-t-il à Beaupassage?
C’est un lieu magnifique, dans les anciennes usines Renault, en travaux durant sept ans, réunissant plusieurs bâtiments et mêlant appartements, boutiques, design et art contemporain. On y trouve notamment les installations d’Eva Jospin, le boucher Alexandre Polmard et le chef breton Olivier Bellin avec un concept de Fish street food, mais aussi une boulangerie Thierry Marx, un restaurant de Yannick Alléno et bien sûr un café Pierre Hermé. Nous ouvrons un deuxième Daily Pic à Beaupassage proposant des verrines salées et sucrées à l’emporter: la décision a été prise voici quatre ans car elle impliquait d’augmenter la capacité de production de notre Epicerie Daily Pic à Valence, pour livrer les mêmes produits à Paris. Nous avons donc créé une Factory pour y mettre au point une cuisine mijotée, de petits plats naturels du quotidien, sans additifs. Ce concept des verrines à l’emporter avait mis un peu de temps à prendre à Valence mais marche aujourd’hui très bien.
Et entre-temps, Valence a aussi connu quelques réaménagements: il y a l’hôtel, l’école de cuisine et l’épicerie, et, en plus de votre adresse phare, triplement étoilée, l’ancienne brasserie Sept est devenue le restaurant André. Une forme d’hommage familial?
Oui, nous avons ouvert André sur le lieu de la brasserie, où l’on retrouve tous les plats créés par mon père et mon grand-père (mosaïque de rougets et foie gras, boudin Richelieu, etc.) Les gens adorent retrouver ces plats un peu patrimoniaux: il n’était pas question d’en finir avec des recettes qui m’ont nourri, qui ont une valeur historique et affective, mais j’avais envie de m’en démarquer. Il n’y a pas d’antagonisme entre les deux car comme disait Paul Bocuse, il n’y a que deux cuisines, la bonne et la mauvaise.
La Dame de Pic à Paris (une étoile) a aussi fait peau neuve?
Cela fait six ans que nous avons ouvert, c’était le moment de refaire et réaménager la Dame de Pic dans l’esprit d’un resto de quartier, élégant, qui est un peu l’antichambre de Valence, les clients fréquentant souvent les deux..
Comment faites-vous, précisément, pour être présente sur vos différents sites, parfois très distants?
Je travaille beaucoup via notre cuisine d’essai et de création, à Valence, où passent régulièrement tous nos chefs. Toutes les cartes des différents restaurants y sont élaborées. C’est aussi un travail d’équipe et comme il est parfois difficile se projeter, c’est aussi mon rôle d’aller voir les gens sur place et de me faire un réseau local partout où nous sommes présents. Je répète toujours à mes équipes d’aller sur le terrain, sourcer de nouveaux produits, de nouvelles saveurs.
Et voici un autre beau projet, en Asie pour la première fois, et avec le prestigieux Raffles?
L’équipe de développement du Raffles, à Singapour, fermé pour rénovation, m’avait contactée pour ce projet qui mettait en lice de nombreux chefs. Nous allons ouvrir une autre Dame de Pic. Alain Ducasse et le chef hongkongais Jereme Leung seront aussi présents mais l’inauguration a été repoussée et aura finalement lieu en février prochain. C’est Kevin Gatin qui, après m’avoir secondée à Lausanne, sera mon répondant à Singapour. C’est positif d’avoir un renouvellement du personnel, du fait de nouvelles ouvertures. Pour lui, c’est une évolution, une belle aventure: il est déjà sur place depuis plusieurs mois pour sourcer des produits. C’est un des éléments essentiels à chaque ouverture: se constituer un réseau de qualité sur place, même s’il faut du temps pour découvrir pleinement son environnement.
Singapour est un lieu assez particulier, sorte de mégapole sans terroir?
On se trouve sur une route des épices avec des pistes intéressantes et beaucoup de clients qui connaissent Singapour m’amènent des idées et des contacts. Au début, la carte doit être plutôt rassurante: elle sera proche de ce que nous faisons à Londres, avec des atmosphères très féminines, intimistes.
Londres, où vous avez ouvert depuis peu une autre Dame de Pic, au Four Seasons?
Oui, nous avons ouvert en janvier 2017 et ca se passe très bien, avec une super équipe en cuisine et ce petit twist anglais qui permet d’ajouter des plats phares emblématiques du terroir, par exemple le bœuf Hartford que nous faisons à la ficelle, poché dans un bouillon avec céleri, café, cannelle, mais aussi beaucoup de gibier comme la grouse et des associations aux whisky locaux, aux baies de cassis, sureau etc.
Autre projet dans lequel on vous retrouvera sous peu, vous participez à une nouvelle émission de Netflix?
En fait, ils m’avaient demandé de faire partie de leur série de portraits pour Chef’s Table, voici quatre ans, mais j’avais dû refuser pour des questions d’agenda. Là-dessus, ils m’ont à nouveau approchée pour me proposer de participer à une émission évoquant un Top Chef international, avec des candidats du monde entier et un jury international comprenant Clare Smythe, Helena Rizzo, Andoni Aduriz, Grant Achatz, entre autres. Nous avons tourné en 2017, ça a été une super expérience, même si je ne peux pas en dire beaucoup plus à ce stade. The Final Table va sortir d’ici la fin de l’année.
Et Lausanne dans tout ça, où vous mettez en évidence, pour la troisième fois, vos partenaires grâce à ce marché?
Cela fera dix ans l’an prochain, mais j’ai toujours l’impression de découvrir de nouveaux producteurs, de l’incroyable Niels Rodin avec ses agrumes au cueilleur Michaël Berthoud; je suis toujours à la recherche de nouvelles saveurs. Nous nous apprêtons ainsi à lancer avec mes partenaires de longue date, Corinne et Patrick Rosset, une nouvelle gamme d’épices marinées, des poivres au whisky, au gin, à l’absinthe. Les marinades sont très importantes dans ma cuisine, tout comme les épices, et là on arrive à des accord formidables sur les viandes rouges, les volailles ou les poissons avec le poivre à l’absinthe. Je ne suis pas du tout blasée, il y a constamment de nouveaux acteurs, de fascinantes histoires de reconversions. Le chemin est loin d’être fini et nous ne manquons pas de projets.propos recueillis par
(Véronique Zbinden)