Star et entrepreneur que l’on compare volontiers à Alain Ducasse, avec ses enseignes multiples, le chef péruvien était de passage à Genève. Où il vient d’ouvrir le Yakumanka, au Mandarin Oriental.
On le décrit parfois comme l’Alain Ducasse péruvien. A 51 ans, le chef sud-américain Gaston Acurio est à la tête d’une quarantaine de sites répartis dans une douzaine de pays, dont la Suisse, où il a inauguré ce printemps le Yakumanka au Mandarin Oriental à Genève. Depuis l’ouverture en 1994 du restaurant Astrid y Gaston avec son épouse Astrid Gutsche, le chef est parvenu à mettre le Pérou sur la carte gastronomique, le pays ayant été élu à cinq reprises meilleure destination, grâce à lui et quelques autres chefs stars tels Vigilio Martinez et Mitsuharu Tsumura. Le secret de ce succès? La formidable diversité des produits, des environnements et des climats, «une diversité qui est aussi culturelle et le fruit de tous nos métissages, du Japon à l’Afrique et à la Chine», précise Gaston Acurio qui était il y a quelques jours de passage à Genève. L’occasion pour lui d’évoquer ses débuts dans un contexte difficile, à une époque où les restaurateurs de sa génération ne disposaient d’aucun soutien, ni du ministère de l’agriculture, ni de l’économie, et où ils peinaient à trouver un local et à convaincre les banques et les investisseurs. «Seul l’Office de promotion Pro Perù a compris que la gastronomie contribuait à l’image du pays et nous a trouvé un petit budget», se souvient-il. La suite, on la connaît: élevée au rang de capitale gastronomique, Lima est prise d’assaut par les gastronomes du monde entier, notamment lors de la Semaine sainte, durant laquelle plus de 50000 personnes affluent de toute l’Amérique latine et des Etats-Unis, juste pour manger. Dans un registre plus personnel, le chef péruvien explique également comment il a dû vaincre les réticences de sa propre famille lorsqu’il lui a annoncé son intention de devenir cuisinier.
HGH: Gaston Acurio, comment est née l’idée d’ouvrir le Yakumanka à Genève?
Je collaborais déjà avec le Groupe Mandarin Oriental: nous avons ouvert un restaurant à Miami (La Mar) voici cinq ans, qui marche très bien, puis un deuxième à Barcelone. Là-dessus, les pop-up que nous avons organisés à Genève avec notre chef de Miami ont eu beaucoup de succès. Les responsables du groupe ont pensé que ce serait une bonne idée de proposer une cuisine péruvienne, simple et jeune ici, dans cette adresse qui se cherche un peu.
Yakumanka et La Mar correspondent-ils à deux registres différents?
C’est la même carte, le même esprit et la même envie de faire découvrir la cuisine péruvienne de manière simple et jeune. Le Yakumanka est juste un peu plus petit.
Genève compte un nombre croissant d’enseignes péruviennes: ne craignez-vous pas cette concurrence?
C’est formidable: tout ce qui peut accélérer le mouvement et inspirer l’envie de découvrir, c’est tant mieux! Notre mission est la même: faire découvrir la diversité de notre culture péruvienne. La cuisine est un pont entre les cultures.
Quelle est votre recette pour vous diversifier autant? Des partenariats locaux? Des franchises?
C’est différent à chaque fois. Pour le Jarana par exemple, c’est entièrement à nous. Un concept très festif et populaire pour les Américains qui ont envie de découvrir mais ne fréquentent pas les grands restaurants et ont un budget limité. Ici, à Genève, nous avons un contrat avec l’hôtel, propriétaire des lieux: nous amenons le concept et le chef et nous venons de temps en temps pour le soutenir. Mais c’est lui qui est responsable: je fais confiance à mes jeunes chefs, comme Cesar Bellido ici, qui ont travaillé au sein du groupe et se retrouvent dans la situation où j’étais à leur âge.
Pour vous, tout a commencé en 1994, avec l’ouverture du restaurant Astrid y Gaston avec votre épouse Astrid Gutsche, à l’issue de vos études au Cordon Bleu de Paris. Vingt-cinq ans plus tard, vous êtes à la tête d’une quarantaine de sites dans une douzaine de pays.
Oui, nous allons fêter les 25 ans le 14 juillet, avec un grand dîner réunissant Alain Ducasse, Mauro Colagreco et Massimo Bottura, entre autres.
Le fait de passer d’une cuisine 100% franco-française à ce retour aux racines du Pérou: une sorte de fierté nationale?
En 1994, tous les meilleurs restaurants du monde étaient français, à New York, Lima ou San Francisco, avec The French Laundry. C’est l’époque où on croyait la haute cuisine réservée à la France. C’est un destin que nous acceptions mais qui a commencé à changer à la fin des années 1990. Même les écoles de cuisine françaises étaient un passage obligé, il n’y avait rien de comparable au Pérou. Mais nous avions gardé la fierté de notre culture et de très bons produits: c’était juste réservé à la sphère privée. A la fin des années 1990, il y a eu tout un mouvement de redécouverte. Vingt-cinq ans, c’est le temps qu’il aura fallu pour opérer cette révolution en cuisine. On avait peur de perdre des clients, qui ne voulaient que de la cuisine française. Mais il y a avait là une ouverture, une formidable opportunité, le monde commençait à regarder vers les autres cultures. On m’a traité de fou, on me disait: «Tu crois vraiment que les gens vont aimer ton ceviche?» Les banques et les investisseurs ne voulaient pas nous aider, personne ne nous louait de locaux, persuadés que nous allions fermer au bout de six mois. Bref, il n’y avait que des signaux contraires.
Et aujourd’hui?
C’est drôle, car, à la veille de la Semaine sainte, Lima avait l’habitude de se vider complètement de ses habitants. Personne n’y restait pour Pâques. Maintenant, c’est une de nos semaines les plus folles: pendant quatre jours, 50 000 personnes affluent au Pérou de toute l’Amérique latine et des Etats-Unis, juste pour manger. Nous sommes complets des mois à l’avance. C’est un apport énorme pour l’économie locale, un destin incroyable pour la gastronomie péruvienne.
Le Pérou a été élu à cinq reprises meilleure destination gastronomique, grâce à vous et quelques autres chefs stars tels Vigilio Martinez et Mitsuharu Tsumura…
Certaines années, je voyageais 200 jours par an, entre les Salons, les congrès. Heureusement, je ne suis plus seul, Virgilio et Misha sont aussi très sollicités. Nous sommes des amis proches, je leur ai toujours dit que leur heure viendrait. Ils ont commencé dans un environnement plus favorable, mais je les ai toujours encouragés à aller plus loin, rêver en grand, penser qu’ils pouvaient faire partie des dix meilleurs. Ils ont dix ou quinze ans de moins que moi, travaillent dans des registres très différents et ce qui est formidable, c’est qu’il y a derrière eux une nouvelle génération de jeunes qui ouvrent à leur tour des adresses et ont les mêmes rêves que nous. Ils auront peut-être encore plus de succès, c’est génial!
Pourquoi un tel succès mondial pour la cuisine péruvienne? Avez-vous été soutenu par votre pays, à l’instar de certains pays nordiques ou asiatiques?
Il y a plusieurs raisons. D’abord cette formidable diversité des produits, des environnements et des climats, une diversité qui est aussi culturelle et le fruit de tous nos métissages, du Japon à l’Afrique et à la Chine. Et puis, nous avons été à la hauteur du moment, nous avons travaillé ensemble, réfléchi à une stratégie. Nous n’avons eu aucun soutien, ni du ministère de l’agriculture, ni de l’économie, seul l’Office de promotion Pro Perù a compris que la gastronomie contribuait à l’image du pays et nous a trouvé un petit budget. Aujourd’hui quand ils voient la situation, ils sont trop contents mais ils n’y sont pour rien.
L’une de vos filles, qui a étudié à l’EHL, est aussi passionnée de gastronomie. Pensez-vous travailler avec elle, voire lui confier des responsabilités?
Ivalù fait un stage d’un an au Japon. Elle qui a toujours été «la fille de» doit suivre sa voie. C’est possible qu’elle travaille par la suite dans le groupe, mais je ne lui mets aucune pression.
Vous êtes issu d’une famille influente au Pérou. Votre père, politicien, a commencé par refuser votre choix de carrière. A quel moment a-t-il compris votre choix et été fier de vous?
Nous parlons d’une époque où les chefs n’avaient pas la parole et l’exposition médiatique qu’ils ont aujourd’hui. Le métier n’avait aucun prestige et ma famille ne comprenait pas, alors que j’avais la possibilité de devenir médecin ou avocat, que je choisisse cette voie. Mon père a 89 ans et il a pu voir tout le chemin que nous avons parcouru. Il a eu quelques petits déclics: comme homme politique, mon père avait l’habitude d’être reconnu et interpellé dans la rue. Et puis, un jour, quelqu’un lui a tapé sur l’épaule, en lui disant: «Ah, vous êtes le père de Gaston Acurio?» A une autre époque, mon voiturier m’a raconté qu’il venait, le soir, compter les véhicules qui venaient au restaurant pour comparer avec la concurrence…
(Propos recueillis par Véronique Zbinden)