Naguère réputée pour ses blancs, la Suisse a progressé dans l’élaboration de ses vins rouges. Plusieurs crus affichent leurs ambitions et ne craignent pas la comparaison avec des vins étrangers plus chers.
La démonstration s’est déroulée à Lausanne et à Zurich, en septembre. Des dégustateurs (sommeliers, journalistes, blogueurs) ont été invités par Valais Mundi, filiale de la coopérative Provins, à apprécier à l’aveugle une série de onze vins. Une dégustation «horizontale», parce qu’elle n’alignait que des vins d’une seule année, 2013, de crus classés de Bordeaux (Pontet-Canet, Pape-Clément, Pichon-Baron, Angélus), des assemblages italiens (le trio de prestige Ornellaia Sassicaia, Solaia), le californien Opus One, l’espagnol Alion et, exception quasi-monocépage, la Côte-Rôtie La Mouline, avec un intrus, Electus!
Dans une année difficile comme 2013, la démonstration a tourné court. La plupart des vins affichaient un prix de vente d’un peu inférieur (notamment pour les bordeaux, à l’exception d’Angélus) à nettement supérieur (Angélus, Solaia, La Mouline, Opus One) au prix public fixé pour Electus, soit 150 francs. Même à ce prix, l’assemblage valaisan reste le plus cher de Suisse. Après le coup de bluff du premier millésime, le 2010, affiché au départ à 249 francs, puis sous la barre des 200 francs, puis le 2011, et l’impasse sur le 2012, la bouteille de 2013 servie à Lausanne ne présentait pas la perfection attendue à ce niveau prix.
Pourtant, face à la concurrence internationale, dans un millésime difficile, surtout pour les vins européens à base de cabernet sauvignon, l’assemblage valaisan s’est honorablement défendu. Il n’a pas été démasqué. Et il a pu démontrer qu’avec des cépages alpins comme le cornalin (35%), l’humagne rouge (28%) et le diolinoir (18%), pour 9% de merlot, 8% de cabernet sauvignon et 2% de cabernet franc, un vin valaisan — tiré à plusieurs milliers de flacons, mais Provins n’entend plus communiquer sur la quantité! — peut tenir la dragée haute à des cuvées internationales.
Professeur à Bordeaux, spécialiste de l’élevage des vins rouges, le consultant œnologique français Nicolas Vivas, qui travaille sur le projet Electus depuis quinze ans, estime qu’il faut avant tout «décomplexer» les producteurs de vins suisses. «Plus il y aura de vignerons ambitieux, plus ça nous rassurera sur la notion du Valais comme grand terroir européen», assène Nicolas Vivas.
Des projets ambitieux, pour des vins rouges d’assemblage, le Valais n’en manque pas. Et de conseils pris à bonne source, à Bordeaux, non plus. Le Sédunois Giroud a eu recours au cabinet de Michel Rolland pour sa cuvée Constellation et Bonvin, au consultant Alain Reynaud (Le Grand Cercle bordelais), pour sa Cuvée 1858. La famille Rouvinez propose Le Tourmentin, qui fut le premier assemblage rouge valaisan de haut niveau, il y a plus de 30 ans, et son Cœur de Domaines rouge. Mieux, le Clos de Tsampéhro (voir page 6), qui vient d’atteindre sa «vitesses de croisière» avec sa cuvée V (cinq, en chiffre romain) concentre sur un seul domaine de 3 hectares, à Flanthey, le «nec plus ultra». «Nous voulons faire un vin de longue garde, voilà pourquoi, à côté d’un tiers de cornalin, qui apporte les arômes fruités, il faut la structure des cabernets sauvignon et franc (un tiers, fermentés ensemble), alliée à la plasticité du merlot qui donne du volume, pour le dernier tiers», explique l’œnologue Emmanuel Charpin, un des associés.
Fermenté en cuve en bois tronconique, ce vin passe ensuite 20 mois en barriques neuves et le 2015, dont il est question ici, ne sera disponible que dans quelques mois: «L’idéal serait de pouvoir le mettre sur le marché avec deux ou trois années de décalage supplémentaire, pour éviter que des millésimes récents soient servis au restaurant.» Tiré à 6000 bouteilles, ce rouge est vendu en primeurs, à 79 francs la bouteille.
Autre cave qui vient de changer radicalement de politique, celle des Chevaliers, à Salquenen, rebaptisée Domaines Chevaliers SA, par Patrick Z’Brun. Avec sa ligne Lux Vina, baptisée du prénom de sa mère, qui signifie lumière en latin, ce guide de montagne par passion vise haut: «Pour moi, après avoir conquis l’Everest, cultiver des vignes en Suisse me paraissait un nouveau défi pour l’entrepreneur que j’étais. Pour moi, le vin suisse est un produit endormi à revitaliser.» Cinq ans après avoir repris la cave de Salquenen, il a fait table rase des 19 vins valaisans «traditionnels» pour se concentrer sur 7 vins, dont deux assemblages, un blanc et un rouge, nommés Sherpa (30 000 bouteilles au total), avec un projet d’aide directe à de futurs guides au Pakistan et dans les Andes, en Argentine. L’œnologue Christian Gfeller mène ce projet, avec comme flacon le plus cher de la ligne Lux Vina, à 58 francs (3000 bouteilles), un assemblage original, W, fait, en 2013, de 40% de gamaret, 30% de merlot et 20% de diolinoir, passés 30 mois en barriques. Un vin au nez ouvert, fruité et floral, aux arômes méditerranéens de garrigue, d’herbes de Provence et d’olive noire, aux tanins fondus et aux notes de bois de cade. Difficile de le situer en Suisse…
Gagnant en puissance et en volume, ces «nouveaux» vins rouges suisses échappent aux canons de la tradition mais aussi de la consommation ordinaire, du vin rouge à boire dans les deux ou trois ans, sur son fruité et sa fraîcheur. La qualité, la longueur et la stabilité de l’élevage posent du reste toujours des problèmes aux œnologues. Car on ne dispose guère de recul sur l’interaction du bois avec des cépages comme le cornalin, l’humagne ou le diolinoir.
Restent les valeurs sûres, comme les monocépages à base de pinot noir et de merlot, avec des références précises à l’étranger. Pour les premiers, les Grisons, la Thurgovie, le pays de Vaud et Neuchâtel sont en pointe, avec des microvinifications et des élevages en barrique prolongés sur les meilleures cuvées, par exemple le parcellaire à Neuchâtel.
Une récente dégustation du cercle vertueux autoproclamé Arte Vitis a démontré la diversité des vins rouges vaudois. Raymond Paccot et Raoul Cruchon ont eu recours à un conseiller bourguignon pour faire progresser leurs pinots noirs. Quant à Charles Rolaz, patron de Hammel et de ses domaines, mais aussi président de la commission des 1ers Grands Crus, il a été le seul jusqu’ici à réussir à faire passer trois vins rouges au plus haut niveau. Des pinots noirs? Non, des merlots! Face à quatre vins tessinois, dans la finale du Grand Prix des Vins Suisses (voir page 3), on trouve deux merlots vaudois haut de gamme, l’Apicius 2014, de Hammel, et Le Bernardin 2015, signé Rodrigo Banto, l’œnologue responsable d’Uvavins, pour le cuisinier Bernard Ravet. L’Apicius, dégusté en version 2015, complexe et luxueusement élevé en barrique, ne serait pas déplacé sur la rive droite du Bordelais, tant par le volume que par la finesse de l’élevage.
Ce millésime 2015, année chaude et favorable aux cépages rouges, sourit évidemment au merlot du Tessin, après un millésime 2012 sous-estimé, un 2013 difficile et un 2014 marqué par les ravages de la mouche Suzukii. Si le réchauffement climatique favorise le merlot en zone plus fraîche, comme les bords du Léman, les Tessinois tentent de compléter le cépage importé de Bordeaux il y a plus d’un siècle par des raisins à maturation plus lente, en prenant des risques en automne. En 2015, les rendements ont été très bas. Les vins les plus rares, les Riserva, devraient s’arracher… A noter que le Schweizerische Weinzeitung a redégusté les 2007: Il Canto della Terra, Gran Risavier, Castello Luigi, Castanar Riserva et Vinattieri obtiennent 19/20, avec un potentiel à 15 à 20 ans. Autant dire qu’on reparlera des merlots tessinois 2015 dans 10, 20 ou 30 ans… C’est ça, aussi, l’acmé, souvent insoupçonné, des grands vins rouges suisses.
(Pierre Thomas)