Le Salon Gastronomika et les Grandes Tables du Monde ont récompensé le directeur de salle de l’Hôtel de Ville de Crissier.
«Le directeur de salle le plus important du monde au cours de ces cinquante dernières années»: les louanges n’émanent pas de n’importe qui, ce sont les mots de Josep Roca. Le sommelier de El Celler de Can Roca, Gérone, (3 étoiles Michelin, sacré deux fois Meilleur restaurant du monde) s’adressait à Louis Villeneuve lors du salon Gastronomika à San Sebastian, le 11 octobre dernier, en lui remettant le prix du Guéridon d’Or. Le Président de l’Académie royale espagnole de gastronomie Rafael Anson a souligné pour sa part combien le directeur de salle de l’Hôtel de Ville de Crissier a «rendu ses clients heureux durant de longues années» et l’importance des mille petits détails qui y contribuent.
Le souci du détail, ça le connaît, en effet, l’homme clé de Crissier qui y exerce son art depuis 42 ans au côté de quatre chefs successifs. Il est pour tous ceux qui connaissent «la maison», l’homme de l’ombre, l’arrangeur discret des plans de tables et du pli des nappes, le sourire indéfectible accroché à la lourde porte de Crissier. Il est aussi celui qui accompagne et met en lumière la plus éblouissante dynastie de Suisse: Frédy Girardet depuis 1975, Philippe Rochat dès 1996, puis Benoît Violier dès 2012 et, depuis le décès de ce dernier en 2016, Franck Giovannini.
A Madrid, où il est resté bloqué en raison d’une grève des contrôleurs aériens, Louis Villeneuve confie combien la reconnaissance de ses pairs lui «fait chaud au cœur»: elle émane d’une «grande maison, où j’ai eu le bonheur de manger plusieurs fois, d’un pays qui a révolutionné l’art de la table au cours des dernières décennies».
Louis Villeneuve a déjà été honoré à plusieurs reprises pour son rôle cardinal dans le monde de la gastronomie: décoré de l’Ordre national du Mérite en 2006, il a également reçu une autre récompense prestigieuse, le 15 octobre dernier à New York. L’Association des Grandes Tables du Monde lui a remis le diplôme du Meilleur Directeur de Salle 2017 dans le cadre chic et cosy du NoMad de Daniel Humm, cérémonie suivie d’un repas chez le même grand chef helvéto-américain, au Eleven Madison Park fraîchement rénové.
Le prétexte à reconnaître enfin le travail de l’ombre d’une personnalité relativement peu connue en dehors de son milieu. Sait-on en effet que Louis Villeneuve a des origines bretonnes et que peu de choses prédisposaient ce fils de paysans, né à Cesson-Sévigné le 1er décembre 1948, à un tel parcours? Le jeune homme fait un bac agricole à Rennes, se voyant ingénieur agronome, mais se souvient avoir été «dégoûté par un stage». Venant d’une famille où l’on sait manger et recevoir, il fréquente les restaurants de Dinard ou d’ailleurs, fasciné par le rituel du service, les vestes blanches et la distinction de cet univers.
Il arrive donc un peu par hasard, à la suite d’un ami de la famille, dans le Pays-d’Enhaut. Une saison à l’Alpenrose, à Schönried, lui fait entrevoir l’âge d’or de Gstaad, où séjournent alors Marlon Brando, Ursula Andress, David Niven, Frédéric Dard, entre autres. En trois saisons à l’Alpenrose, il apprend «plus d’anglais que d’allemand», prend goût au métier et découpe ses premières pièces en salle. Il essaie d’entrer à l’Ecole hôtelière de Lausanne, qui lui refuse la reconnaissance de ses diplômes, entend parler pour la première fois d’un jeune chef de Crissier et postule à plusieurs reprises durant deux ans. La troisième sera la bonne; alors qu’il vient de signer son engagement pour un palace monégasque et qu’il attend le camion des déménageurs, il reçoit confirmation de son engagement.
Il y entre en tant que directeur de salle en juin 1975, au moment où Frédy Girardet reçoit la Clef d’Or du Gault & Millau. D’innombrables reconnaissances vont suivre et Louis va accompagner les chefs et leur brigade à travers tous les coups de feu, les bonheurs, les tempêtes et les drames de cette enseigne prestigieuse. A des années d’intervalle, il traverse ses propres épreuves, avec le décès accidentel de sa fille âgée de quatre ans, un grave accident de vélo, un cancer. Louis Villeneuve pratique assidûment le sport pour s’évader et évacuer le stress, à commencer par le vélo – un passage quasi obligé à Crissier –, mais aussi le ski de descente et le fond, le tennis, l’équitation. Et même la danse, un monde qui le fait rêver au même titre que le cinéma. L’origine de son élégance de maître de ballet lorsqu’il œuvre en salle?
Comment décrirait-il – en un mot - chacun des chefs avec lesquels il a travaillé? «La création pour Fredy Girardet, l’ambition pour Philippe Rochat, la métamorphose à propos de Benoît Violier et enfin la continuité pour Franck Giovannini. La ligne de la maison reste cela dit toujours la même: le produit au premier plan et l’art de le sublimer.»
Lui qui vient d’être grandpère pour la première fois n’envisage pas pour autant de retraite au sens classique: «Benoît m’avait demandé si j’étais partant pour l’accompagner quelques années et Franck m’a renouvelé la même demande.» Il a également reçu entretemps une cohorte d’illustres personnages, stars et autres chefs d’Etat, de Chaplin à Nixon, en passant par Dalì, Belmondo ou encore Jacques Brel. De quoi remplir plusieurs volumes de souvenirs – un livre paru chez Slatkine recueille quelques pages de cet album. Peut-être y en aura-t-il bientôt un autre, projeté avec Benoît, autour de sa passion pour le « beau geste».
(Véronique Zbinden)